TCHÉCOSLOVAQUIE
 
L’État tchécoslovaque était issu, non sans quelque improvisation, de la Première Guerre mondiale et de l’effondrement de l’Empire multinational des Habsbourg. Mais il manquait lui-même d’unité, notamment au point de vue ethnique: outre la présence de plusieurs peuples slaves, de mentalités différentes, inégaux à la fois par le nombre d’habitants et par le stade de développement, il comptait plus d’un tiers de «minorités allogènes», parmi lesquelles un noyau dur de Germains fiers de leur passé glorieux et ulcérés par leur défaite.
 
 La position clé occupée au cœur de l’Europe par la Tchécoslovaquie lui aurait-elle, dans de meilleures conditions, permis de jouer le rôle de carrefour économique et culturel qui en aurait fait l’État modèle dont rêvaient Masaryk et Beneš? Dans une Europe divisée et aigrie, elle ne faisait qu’attiser les convoitises et les espoirs de revanche, sans pouvoir compter sur les appuis qui lui avaient été promis. Après l’asservissement du pays par l’Allemagne hitlérienne, la nouvelle république formée en 1945 était bien décidée à régler de façon plus satisfaisante ses problèmes intérieurs. En réalité l’instauration du communisme stalinien à partir de 1948 les laissa en suspens. Le régime fédéral adopté en 1969 ne put remettre en cause le centralisme pragois. Sa disparition en 1993 au profit des États indépendants tchèque et slovaque apparaît ainsi comme une conséquence de la «révolution de velours» qui mit fin au communisme en 1989.

1. De la création de l’État à la Seconde Guerre mondiale
 
Formation du nouvel État ( 1914-1919 )

    L’idée d’un État rassemblant Tchèques et Slovaques commençait à peine à s’affirmer dans les premières années du XXe siècle. La Première Guerre mondiale la fit progresser à grands pas et en permit la réalisation. Si les modérés n’envisagent encore rien de mieux que l’autonomie dans le cadre d’une Autriche-Hongrie réellement fédérale, de plus hardis songent déjà à l’indépendance, notamment dans la bourgeoisie libérale et russophile. Mais la répression s’abat sur eux: Karel Kramár et Alois Rašin sont emprisonnés, la presse est bâillonnée, les Sokols sont interdits. La résistance intérieure ne peut être que passive, parfois teintée d’humour comme celle que pratique dans l’armée le célèbre héros de Jaroslav Hašek, le «brave soldat Švejk». Aussi les patriotes mènent-ils leur action hors de l’Empire; pour faire connaître et accepter leur cause, ils reçoivent l’aide d’intellectuels, tels les slavistes français Louis Léger et Ernest Denis. Tomáš Garrigue Masaryk et ses collaborateurs (le Tchèque Edvard Beneš, le Slovaque Milan Štefánik) constituent en France le Conseil national tchécoslovaque (1916); ils mènent en Amérique une intense propagande auprès de leurs compatriotes émigrés.

    L’affaiblissement de l’Autriche-Hongrie, l’intervention des États-Unis, les révolutions russes de 1917 facilitent leur tâche. Recrutées parmi les prisonniers de guerre, des unités tchécoslovaques participent aux offensives russes de Galicie (bataille de Zborov en juillet 1917); c’est le noyau de la future Légion tchécoslovaque qui se trouvera engagée de façon confuse et inattendue dans la guerre civile en Sibérie avant d’être rapatriée à la fin de 1918. À l’intérieur, l’agitation peut alors reprendre: manifeste des écrivains (mai 1917), grèves dans les centres industriels, libération des prisonniers politiques, «déclaration du jour des Rois» (le 6 janvier 1918, les députés revendiquent l’indépendance), «serment de Prague» (13 avril) et défilé du 1er mai, unification décidée par les Slovaques le 24 mai, création d’un Comité national en juillet et d’un Conseil socialiste en septembre. L’indépendance, que Masaryk annonce le 18 octobre de Washington où il a convaincu Wilson, est confirmée le 28 octobre par le Comité national tchèque (les historiens tchécoslovaques y voient un coup d’État bourgeois), le 30 par le Conseil national slovaque. L’Assemblée nationale provisoire, formée sur la base de la situation de 1911, proclame la République le 14 novembre, avec Masaryk comme président (il fut confirmé dans ses fonctions en 1920).
 
    La délicate question des frontières fut débattue à la Conférence de la paix; la délégation tchécoslovaque signa les traités de Saint-Germain et de Trianon. Pour des motifs d’ordre historique, économique et stratégique à la fois, le nouvel État engloba les régions septentrionales habitées par près de 3 200 000 Allemands, qui tentèrent parfois de s’y opposer (soulèvement à Liberec-Reichenberg en mars 1919). Le territoire de Tešín (Teschen, Cieszyn) fut, après plébiscite, partagé entre la Tchécoslovaquie et la Pologne dans des conditions qui les mécontentèrent toutes deux (juillet 1920). Du côté slovaque, on incorpora près de 700 000 Magyars le long de la frontière hongroise. Enfin, plus à l’est, on annexa la Ruthénie subcarpatique, peuplée essentiellement d’Ukrainiens orthodoxes ou uniates. Au total, Tchèques et Slovaques représentaient à peine les deux tiers des 13 400 000 habitants recensés en 1921.
 
La Ire République et ses problèmes (1920-1938)
 
    La vie politique et sociale fut caractérisée par l’adoption d’institutions démocratiques, la prépondérance de la bourgeoisie tchèque, les rivalités de très nombreux partis qui rendirent nécessaire la formation de ministères de coalition peu aptes à faire de grandes réformes (élections législatives de 1920, 1925, 1929, 1935). La Constitution du 29 février 1920, inspirée par la Constitution française de 1875, établissait un régime parlementaire dont le principe ne fut pas remis en cause. Masaryk (1850-1937), jouissant d’un prestige personnel considérable, fut réélu en 1927 et 1934; il demeura président de la République jusqu’à sa retraite volontaire en décembre 1935: il fut alors remplacé par Beneš (1884-1948) en faveur duquel s’unirent parlementaires du centre et de la gauche. Dans l’ensemble, les partis tchèques et slovaques tinrent à l’écart les représentants des allogènes et plus encore ceux des tendances extrêmes: à droite les nationaux-démocrates (grande bourgeoisie d’affaires), à gauche le Parti communiste (formé en 1921, dirigé par Šmeral, puis, après l’épuration stalinienne de 1929, par Klement Gottwald), et même, jusqu’en 1929, le Parti social-démocrate, affaibli par la sécession des communistes. La clé de voûte de la vie parlementaire fut le Parti agrarien d’Antonin Švehla qui s’efforçait de défendre les intérêts des propriétaires fonciers au prix de compromis négociés avec les catholiques populistes de Mgr Šrámek (provenant de toutes les couches sociales) et les socialistes-nationaux de Beneš (peu nombreux, mais influents dans la bourgeoisie intellectuelle et administrative).

    L’économie d’un État aussi disparate risquait d’être fragile. Aux difficultés héritées de la domination austro-hongroise s’ajoutaient les incidences d’une situation continentale peu favorable et des crises économiques auxquelles le pays était très sensible. La question agraire se posait de façon aiguë: les très grands propriétaires (moins de 2 000 familles, souvent d’origine germanique ou hongroise, comme les Schwarzenberg, les Lichtenstein...) possédaient près de 30 p. 100 de la surface totale, alors que la moitié des paysans n’avaient même pas un demi-hectare. De peur de voir les ruraux rejoindre l’opposition révolutionnaire, le Parlement provisoire adopta, dès avril 1919, une loi limitant la propriété foncière à 150 ha de terres arables ou à 250 ha de terres diverses. Mais l’application en fut lente et elle se fit surtout en faveur des paysans déjà propriétaires. Sur 4 millions d’hectares, les plus anciens possesseurs en conservèrent la moitié: l’État acquit des forêts, des pâturages et créa quelques fermes modèles; en 1937, environ 1 500 000 ha avaient été redistribués. Les industries agricoles, très importantes, ne furent généralement pas touchées par la réforme. La baisse des cours mondiaux amena les paysans à se grouper en coopératives et le gouvernement à leur garantir des prix assez élevés, au frais du Trésor (loi de 1934 sur le monopole des grains).

    L’industrie dut d’abord se libérer de l’emprise autrichienne; avant l’indépendance, la plupart des grandes entreprises avaient leur siège social à Vienne. Aussi pratiqua-t-on la «nostrification» (c’est-à-dire une sorte de nationalisation privée) des actions et de la gestion des sociétés. Le capital national put de la sorte contrôler, notamment par la puissante société Zivnobanka, la plus grande partie des activités industrielles et commerciales, tout en faisant une part à certains apports étrangers (participation de la société française Schneider dans les usines Škoda). La rationalisation du travail fut poussée aussi loin que possible dans les usines Bat’a, à Zlín, qui exportaient des chaussures dans le monde entier. Mais l’obtention de prix compétitifs se faisait aux dépens du niveau de vie des ouvriers ou bien grâce à un dumping qui rencontrait des concurrents dangereux comme l’Allemagne et le Japon (porcelaine, verrerie, pierres travaillées, jouets). Ces difficultés, liées à celles que connaissaient les autres pays, entraînèrent plusieurs vagues d’agitation ouvrière. Une première fois dans les années 1920 à 1923, marquées par la grève générale de décembre 1920, l’arrestation de nombreux militants (dont Zápotocký à Kladno), la loi de 1923 «sur la protection de la république» et une émigration massive, notamment à partir de la Slovaquie. Puis, après la reprise de 1924-1929, le pays fut atteint par la crise mondiale, qui y trouva son point culminant en 1933, quand la production industrielle tomba à 60 p. 100 de celle de 1929; en 1937 encore, le volume du commerce extérieur n’atteignait pas la moitié de celui de 1929; la couronne tchécoslovaque subit deux dévaluations successives. Malgré la gravité du chômage qui toucha près d’un million d’ouvriers et employés, les grèves se multiplièrent (par exemple en 1932 dans le bassin minier de Most). Le Parlement renforça la loi de 1923 dans un sens anticommuniste et accorda les pleins pouvoirs au gouvernement, ce qui parut encourageant à la droite.

    Bien que la république ait garanti les droits des diverses ethnies et que la Société des Nations n’ait jamais critiqué sa gestion, les Tchèques se sont vu reprocher leur esprit dominateur par toutes les minorités nationales. Celles-ci allèrent jusqu’à chercher parfois des appuis à l’extérieur, et cette question contribua beaucoup à miner l’État. L’harmonie ne put s’instaurer entre les Tchèques et les Slovaques, auxquels la plus large autonomie avait été promise par Masaryk (accord de Pittsburgh, juin 1918) et qui ne cessèrent de se plaindre d’être colonisés par les fonctionnaires et les capitaux de la Bohême. Une partie de la bourgeoisie protestante, représentée par le Parti républicain de Milan Hodza (président du Conseil de 1935 à 1938) et même le Parti agrarien de Šrobár, accepta l’unification qui lui apportait certains avantages. Mais le Parti populiste de l’abbé Andrej Hlinka sut utiliser tous les facteurs de mécontentement, la situation difficile des paysans, la peur du communisme, l’antisémitisme, l’aversion des catholiques pour les tendances laïques ou protestantes des dirigeants (cérémonie solennelle à Prague en l’honneur de Jan Hus, 1925). Il devint vite le groupe le plus puissant et envisagea avec sympathie l’autonomie et même l’indépendance, dans un régime autoritaire comparable à celui de l’Italie ou de la Hongrie. Si le problème posé par la Ruthénie était moins aigu, il ne laissait pas d’être préoccupant: une intelligentsia peu nombreuse, mais appuyée par une partie du clergé uniate et des paysans très pauvres, réclamait aussi une autonomie qui avait été promise en 1919 et dont la loi administrative de 1927 ne tenait pas compte. Le Parti communiste, influent dans le prolétariat rural, se rallia à une forme de nationalisme ukrainien auquel l’U.R.S.S. était assez favorable.

    La présence de la minorité germanique entraîna les conséquences les plus graves: de classe dirigeante qu’elle était, elle se trouvait réduite à une situation inférieure qui l’amena à regarder non plus vers l’Autriche, mais vers une Allemagne forte et pangermaniste. C’est seulement pendant les années de prospérité et de détente (1925-1930) qu’une fraction de cette communauté (les «activistes») parut admettre l’intégration et eut même des représentants dans le gouvernement. Ensuite, les difficultés économiques (particulièrement sensibles dans les zones industrielles où les Allemands étaient concentrés) et l’attrait de la propagande hitlérienne sur la bourgeoisie nationaliste rendirent la cohabitation très difficile. Face aux Sokols s’organisa le Turnverband; un de ses chefs, Konrad Henlein, forma le Parti allemand des Sudètes en vue des élections de 1935 où il recueillit les deux tiers des voix allemandes et se classa au deuxième rang des partis de Tchécoslovaquie. Malgré la prudence du gouvernement et les avertissements des réfugiés venus du Reich, désormais la pression des nazis, indirecte ou violente, rendit toute entente impossible et mit en cause l’existence même de la Tchécoslovaquie.

Démembrement et effondrement (1938-1939)

    La politique extérieure fut dirigée par Beneš de façon continue et en conformité avec les vues générales de Masaryk ; elle visait à la conservation du statu quo et de la paix, qu’il défendit à la Société des Nations face aux menaces que représentaient à la fois le communisme soviétique et les aspirations révisionnistes des vaincus (Allemagne, Hongrie). À cet effet, la Tchécoslovaquie comptait essentiellement sur l’appui de la France, qui veillait par ailleurs à l’organisation de ses forces armées (le général français Pellé en fut même le chef d’état-major jusqu’en 1925). Déjà alliée à la Pologne, la France favorisa les accords signés en 1920-1921 entre la Tchécoslovaquie, la Yougoslavie et la Roumanie (la « Petite-Entente »), puis conclut avec Prague une alliance défensive (janvier 1924). Comme les dirigeants français, Beneš estima après 1933 que la politique hitlérienne représentait désormais le péril le plus redoutable. Après avoir enfin reconnu le régime soviétique (juin 1934), la Tchécoslovaquie signa avec l’U.R.S.S. un pacte défensif (16 mai 1935); un protocole annexe spécifiait que l’assistance militaire ne jouerait que si l’alliance franco-tchécoslovaque était appliquée. Le succès de l’Anschluss enhardit les Allemands des Sudètes: encouragé par Hitler qui vient de donner son accord au plan Grün, Henlein rassemble leurs revendications dans les «Huit Points» de Karlovy Vary (23 avril 1938). Malgré les conseils franco-britanniques, Beneš et le «groupe du Château» ne peuvent se résigner à les accepter d’emblée. Quand ils le font, le 4 septembre, à la suite de la mission de lord Runciman, Hitler réclame le rattachement au Reich des régions litigieuses et Henlein déclenche une vague d’attentats et de coups de force. L’Angleterre veut avant tout préserver la paix, et la France renonce à tenir ses engagements, ce qui entraîne l’annulation de l’alliance soviéto-tchécoslovaque (d’ailleurs, comment l’U.R.S.S. concrétiserait-elle son aide, n’ayant pas de frontière commune avec la Tchécoslovaquie?). En dépit de l’indignation populaire qui se manifeste, notamment par la grève générale du 22 septembre, et malgré la mobilisation décrétée par le général Syrový, successeur de Hodza, la Tchécoslovaquie doit se soumettre aux décisions de Munich (30 septembre) sans y avoir été associée et sans que son Parlement ait été consulté. À l’Allemagne elle abandonne le pays des Sudètes; à la Pologne le territoire de Teschen (ultimatum du 30 septembre); enfin, à la Hongrie, en vertu de l’arbitrage allemand du 2 novembre, le sud de la Slovaquie (avec 500 000 Magyars et 300 000 Slovaques) et le sud-ouest de la Ruthénie. Alors qu’elle est amputée d’environ un tiers de sa population et de son territoire (avec ses frontières stratégiques), ainsi que de 40 p. 100 de son potentiel industriel, elle englobe encore 500 000 Allemands et 200 000 Magyars.

    Dans le désarroi général, Beneš et Syrový se retirent, laissant la place à Emil Hácha, un ancien magistrat faible et malhabile, et à l’agrarien Rudolf Beran (flanqué, aux Affaires étrangères, du germanophile František Chvalkovský), qui interdit le Parti communiste et fond dans une Union nationale toutes les autres formations à l’exception de la social-démocratie, devenue Parti national du travail. Sans attendre, la Slovaquie s’est proclamée autonome lors de la conférence tenue à Zilina par les leaders du centre et de la droite; son gouvernement est dirigé par Mgr Tiso (1887-1947), qui laisse les mains libres à la garde baptisée du nom de Hlinka (mort en août). La Ruthénie ne demeure pas en reste: elle a aussi son gouvernement autonome, présidé par un autre germanophile, Mgr Vološin. Le Parlement de Prague ne peut que consacrer ces transformations en novembre. En fait, il est déjà trop tard pour parler même d’une «Tchéco-Slovaquie». Des politiciens slovaques, dont l’abbé Tuka, qui avait été condamné par les Tchèques en 1928 lors d’un procès retentissant, mettent au point avec Hitler lui-même un plan d’action (février 1939). Espérant couper court à ces menées séparatistes, Hácha annonce le 10 mars la révocation de Tiso; celui-ci réplique par une proclamation d’indépendance et par un appel à l’aide allemande, qui lui est accordée au prix d’un contrôle militaire et économique. De son côté, Hitler convoque à Berlin le président Hácha (avec Chvalkovský pour mentor) et, dans la nuit du 14 au 15 mars, le menace des pires représailles jusqu’à ce qu’il le persuade de tout «remettre avec une pleine confiance entre les mains du Führer du Grand Reich Allemand». À ce moment-là, le pays est déjà envahi et, le soir du 15 mars, Hitler signe au château de Prague le décret réduisant à la condition de protectorat la Bohême-Moravie, «territoire millénaire de la race germanique». Enfin, les Hongrois s’emparent de la Ruthénie jusqu’à la frontière polonaise.
 
Occupation et libération (1939-1945)

    L’administration du protectorat fut confiée au baron von Neurath, assisté par le secrétaire d’État K. Frank (un des dirigeants des Allemands des Sudètes) et des services correspondant aux différents ministères. Dans chaque province, l’autorité était exercée par un Oberlandrat. Les Allemands tinrent à conserver en poste le président Hácha, un ministère et des fonctionnaires tchèques. Ils patronnèrent une sorte de parti unique, la «Collaboration nationale», qu’ils firent plébisciter à 99 p. 100 des voix en mai 1939. S’ils s’efforcèrent un moment de gagner la sympathie des ouvriers, dont le travail leur était nécessaire, ils dirigèrent leurs persécutions avant tout contre les intellectuels, auxquels le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale avait redonné espoir. À la suite de manifestations d’étudiants, ils fermèrent tous les établissements d’enseignement supérieur. La langue et la culture allemandes reçurent une place prépondérante dans les écoles. L’Éducation nationale fut confiée à un collaborateur convaincu, le colonel Moravec. De nombreux écrivains furent exécutés: en 1942, Vladislav Vancura; en 1943, Julius Fucik, l’auteur du célèbre Reportage écrit sous la potence . Malgré les représailles, un Comité central de la résistance intérieure (U.V.O.D.) se constitua au début de 1940 et réussit à entrer en contact avec Londres, où Beneš reprit le titre de président de la République et forma en juillet 1940 un gouvernement présidé par Mgr Šrámek avec Jan Masaryk aux Affaires étrangères.
 
    Après l’agression allemande de juin 1941, l’U.R.S.S. (suivie par les États-Unis et la Grande-Bretagne) reconnaît ce gouvernement, qui lui envoie comme ambassadeur le socialiste Zedenek Fierlinger, et la résistance communiste reçoit une nouvelle impulsion. Dirigée de Moscou par Gottwald, Šverma et Slanský, elle est animée sur place par des militants comme Dolanský, Antonin Novotný, Josef Smrkovský, Antonin Zápotocký. Beaucoup d’entre eux sont exécutés; certains sont déportés dans des camps de concentration où ils retrouvent d’anciens volontaires des Brigades internationales d’Espagne qui, tel Artur London, combattaient dans la résistance française; d’autres sont à Londres (Václav Nosek, le Slovaque Vladimir Clementis), où ils poussent Beneš à se rapprocher plus étroitement de l’U.R.S.S. À Prague, von Neurath est remplacé en septembre 1941 par Reinhard Heydrich, qui organise la terreur dans le protectorat avant d’être mortellement blessé, le 27 mai 1942, lors d’un attentat monté par des Tchèques venus d’Angleterre. Son successeur, le général de S.S. Daluege, ordonne, pour faire un exemple, le massacre des hommes et la déportation des femmes et des enfants de deux villages, Lidice (10 juin) et Lezáky (20 juin). Le camp de Terezín (Theresienstadt) se peuple de milliers de déportés de toutes nationalités.

    Beneš signe à Moscou, le 12 décembre 1943, un traité d’assistance mutuelle et de coopération pour l’avenir. Au cours des négociations avec Staline et Molotov, Beneš fait des concessions dont toute la portée ne sera mesurée qu’après la guerre: incorporation volontaire de la Tchécoslovaquie dans la sphère d’influence soviétique; vaste programme de socialisation des moyens de production; élimination de forces potentiellement hostiles à l’Union soviétique; place privilégiée du Parti communiste dans le gouvernement, etc. Il désigne le socialiste Nemec comme représentant de son gouvernement dans les territoires qui seront libérés. Les Alliés reconnaissent que la Tchécoslovaquie se trouve dans la zone d’action de l’Armée rouge. Celle-ci comporte des unités tchécoslovaques qui se distinguent à la bataille de Sokolovo et des groupes de partisans qui sont entraînés en Ukraine. L’approche des forces soviétiques et leur entrée en Pologne accroissent l’agitation dans l’État slovaque totalitaire et corporatiste de Mgr Tiso. Les communistes forment, avec les résistants d’autres partis, un Conseil national slovaque. L’effondrement de la Roumanie entraîne l’irruption massive des Allemands en Slovaquie, où l’insurrection nationale éclate le 29 août 1944; mais son déclenchement est prématuré; la capitale de la «Slovaquie libre», Banská Bystrica, est réoccupée par les nazis le 27 octobre.

    La grande offensive soviétique du début de 1945 permet aux partisans de reprendre le combat. Bratislava est libérée le 4 avril, au moment où Beneš, venu de Londres par Moscou, constitue à Košice un gouvernement de coalition présidé par Fierlinger, avec Gottwald comme premier vice-président. Le «programme de Košice» (5 avril) formule les bases d’une république démocratique, où Tchèques et Slovaques seront égaux. À Prague, où la résistance est conduite par le Conseil national tchèque, la population se soulève en masse le 5 mai et couvre de barricades la ville, que les Allemands bombardent pendant leur retraite. L’armée américaine du général Patton, appliquant les accords entre alliés, s’immobilise sur la ligne Plzen-Budejovice et laisse l’armée soviétique de Koniev achever dans l’enthousiasme populaire la libération de la capitale le 9 mai (cette date fut celle de la fête nationale sous le régime communiste). Le gouvernement s’y installe le 16 mai. Les accords de Munich ayant été formellement annulés en 1942, la Tchécoslovaquie retrouve ses frontières (2 500 000 Allemands ont été expulsés des Sudètes), sauf en ce qui concerne la Ruthénie subcarpatique (20 000 km2, 800 000 habitants), incorporée à la République soviétique d’Ukraine par le traité du 29 juin 1945. Elle conserve encore quelques Magyars et Allemands, mais les Tchèques et les Slovaques constituent 95 p. 100 de la population totale, laquelle n’est que de 12 100 000 habitants au recensement de 1947, contre plus de 14 500 000 en 1938.

2. La Tchécoslovaquie de 1945 à 1968
 
    Entre la libération en mai 1945 et le «coup de Prague» de 1948, la Tchécoslovaquie a connu une évolution politique originale par rapport aux autres pays d’Europe de l’Est libérés par l’Armée rouge. Alors que certains de ces pays avaient subi soit une soviétisation rapide et brutale (Roumanie, Bulgarie), soit la fameuse «tactique du salami» (Pologne, Hongrie), la Tchécoslovaquie a connu de 1945 à 1948 une situation de «pluralisme limité». Pluralisme, puisque plusieurs partis appartenant au Front national participèrent à des élections libres en 1946 d’où le Parti communiste sortit grand vainqueur en obtenant 38 p. 100 des voix (40 p. 100 dans les pays tchèques et 30 p. 100 en Slovaquie). Mais pluralisme limité, dans la mesure où les deux plus grands partis politiques d’avant guerre, le Parti agrarien et le Parti populiste slovaque, n’étaient pas autorisés à se reconstituer à cause de leur comportement pendant la crise de Munich. Et, surtout, le Front national qui comprenait les représentants des divers partis (socialiste-national, 23,5 p. 100 des voix; populiste 20,2 p. 100; social-démocrate tchèque, 15,6 p. 100 et démocrate qui obtint 60 p. 100 des voix en Slovaquie) était en fait une coalition bloquée dans la mesure où les partis adhéraient tous au même programme de gouvernement et ne pouvaient envisager de constituer une opposition parlementaire.

    Tous ces partis étaient donc des partis de gouvernement, unis autour du programme de Kosice dont les objectifs principaux étaient: l’élaboration d’une nouvelle Constitution, la nationalisation des secteurs clés de l’industrie et du système bancaire, la réforme agraire, l’établissement d’un plan biennal pour redresser et restructurer l’économie qui, au demeurant, n’avait pas autant souffert de la guerre que dans les pays voisins, dans la mesure où l’occupant allemand l’avait aménagée pour les besoins de l’effort de guerre du Reich. Ce consensus autour d’un programme «socialisant» s’exprimait aussi sur un autre objectif immédiat important, à savoir le «transfert» de près de trois millions d’Allemands des Sudètes – considérés comme collectivement coupables de la destruction de l’État tchécoslovaque entre 1938 et 1945 – hors de Tchécoslovaquie. C’était là rompre non seulement avec une présence allemande en Bohême qui remontait au XIIIe siècle, mais aussi amorcer la première phase des nationalisations des biens de production puisque ce que l’on appela la purge nationale prévoyait la confiscation par l’État des biens allemands et hongrois.

    Le compromis qui s’était forgé autour de ces objectifs commença à se détériorer à partir de 1947 proportionnellement à la dégradation des rapports entre l’Union soviétique et les alliés occidentaux. Une situation économique médiocre, due aux très mauvaises récoltes de 1947, alourdit encore le climat. Mais c’est la question de la participation tchécoslovaque au plan Marshall qui constitua le véritable tournant dans la vie politique du pays. Alors que le gouvernement de Prague avait, dans un premier temps, accepté l’offre américaine, Moscou imposa l’annulation de cette décision présentée par Staline comme une remise en cause de la coopération soviéto-tchécoslovaque. Beneš, qui avait espéré faire de la Tchécoslovaquie un «pont entre l’Est et l’Ouest», se vit contraint de choisir son «camp». La rupture de la coalition intérieure n’était qu’une question de temps.
 
Le «coup de Prague»
 
    L’originalité de la prise du pouvoir par le Parti communiste en février 1948 – ce que l’on a appelé le «coup de Prague» – tient essentiellement à l’utilisation par le P.C. des canaux institutionnels existants avec des moyens de pression extraparlementaires. À l’approche des élections prévues pour mai 1948, où l’on s’attend à une baisse d’influence communiste, la tension s’accroît pour finalement se cristalliser sur le problème du noyautage par le P.C.T. de l’appareil d’État et plus particulièrement de la police. Le P.C. a non seulement Gottwald comme Premier ministre, mais il contrôle tous les postes clés: Intérieur (V. Nosek); Information (Kopecky), Défense (le général Svoboda, «compagnon de route»). Le 13 février, le ministre de la Justice, P. Drtina, exige du ministre de l’Intérieur l’annulation de la nomination de hauts fonctionnaires communistes dans la police à la place de personnalités modérées. Le 20 février, douze ministres non communistes remettent leur démission qui a, depuis, fait couler tellement d’encre. En effet, il s’agissait d’une démission minoritaire (douze ministres seulement sur vingt-six), car elle n’incluait ni les ministres sociaux-démocrates, ni des personnalités indépendantes telles que le ministre des Affaires étrangères, Jan Masaryk. Dans ces conditions, rien ne garantissait la chute du gouvernement tandis que les communistes déclenchèrent une vaste «mobilisation de masse» pour remplacer les ministres «bourgeois» par des partisans d’un Front national «rénové» par les Comités d’action qui se donnent pour tâche d’épurer la vie publique des «éléments réactionnaires». N’ayant pas obtenu la chute du gouvernement, les ministres démissionnaires se trouvent contraints à une posture défensive: implorer le président Beneš de refuser leur démission. Le 25 février une délégation de la direction du P.C.T. se rend au Château de Prague pour présenter un ultimatum à Beneš qui ne résiste pas longtemps. L’après-midi, Gottwald annonce aux 200 000 manifestants de la place Venceslas, et par la radio à tout le pays, que Beneš a accepté les démissions ainsi que la nomination de nouveaux ministres choisis par les communistes. Très vite, derrière la façade élégante de la prise du pouvoir par le P.C.T., les objectifs réels apparaissent clairement: le monopole du pouvoir du Parti communiste dans l’État et, partant, dans l’ensemble de la vie économique et sociale. Face à cela, les politiciens opposés aux communistes réagissent soit par l’exil (Ripka), soit par des actes de désespoir: tentative de suicide du ministre de la Justice, Drtina; «suicide» (sur lequel la lumière n’a jamais été faite) de Jan Masaryk. Les élections de mai 1948 que le P.C. semblait craindre donnent 86 p. 100 des voix à la liste unique (un million et demi d’électeurs inscrits s’abstinrent ou votèrent blanc). Au début de juin 1948, Beneš se retire des affaires et il meurt le 3 septembre. Ses funérailles sont l’occasion de la dernière manifestation publique d’opposition au régime. K. Gottwald devient le «premier président ouvrier» de la Tchécoslovaquie tandis que le chef du syndicat unique, le communiste Antonín Zàpotocký, devient chef du gouvernement. La Tchécoslovaquie est devenue une «démocratie populaire» comme les autres.

    En effet, de 1948 à 1953, elle se voit imposer le modèle soviétique de développement: priorité absolue à l’industrie lourde afin de participer à l’infrastructure économique du camp socialiste ainsi qu’à son effort dans le domaine militaire. Au cours de cette phase, on passe à la nationalisation de la petite entreprise, puis de l’artisanat et du petit commerce privé qui en 1959 ne représentait plus que 0,03 p. 100 du secteur commercial. Le processus de nationalisation fut si rapide qu’en 1949 seulement 4 p. 100 de la force de travail n’était pas employée dans le secteur d’État. Le commerce extérieur fut réorienté d’Ouest en Est. Alors qu’en 1937 à peine 16 p. 100 du commerce tchécoslovaque se faisait avec l’Est, en 1953 c’était près de 79 p. 100. Cela signifiait aussi une perte de contact avec la technologie occidentale de pointe ce qui devait avoir, plus tard, des répercussions graves pour le déclin économique du début des années 1960. Enfin l’agriculture subit le même sort. Bien que la Constitution de 1948 garantisse la propriété privée (jusqu’à 50 ha), la collectivisation forcée fut lancée par phases successives dès 1949. Dix ans plus tard, plus de 90 p. 100 des terres étaient collectivisées (25 000 entreprises agricoles avaient fermé, un demi-million de travailleurs agricoles furent transférés dans l’industrie, le reste entrant dans les coopératives agricoles, J.Z.D.).

    Ces transformations de structures économiques s’accompagnent aussi de mutations sociales: élimination de ce qui restait de petite bourgeoisie ou de kulak compensée par une mobilité ascendante de cadres d’«origine ouvrière».

    Une partie de l’ancienne intelligentsia a été «rétrogradée» dans la classe ouvrière. La mobilité descendante des fils de travailleurs intellectuels est considérablement plus forte en Tchécoslovaquie que dans les autres pays de l’Est (à titre d’exemple: rien qu’en 1951, les autorités tchécoslovaques licencièrent 77 000 travailleurs intellectuels pour les employer comme ouvriers dans l’industrie).
 
    Dans le même temps (1948-1953), de 200 000 à 400 000 ouvriers (selon les estimations) ont été retirés de la production et «promus» comme cadres dirigeants dans l’appareil économique, dans l’administration de l’État (y compris armée et police) principalement en fonction de critères politiques.
 
Les grands procès
 
    Les tensions sociales que provoquait une telle politique, le climat international de «guerre froide» et surtout les suites de la rupture entre Staline et Tito sont à l’arrière-plan de la phase de répression qui culmina avec les grands procès qui décimèrent la direction même du parti. Entre 1949 et 1954, plus de 40 000 personnes furent condamnées selon une nouvelle législation concernant la sûreté de l’État. Selon les renseignements fournis en 1968 par la Cour suprême de Prague, le nombre de victimes des procès politiques avait atteint 83 000 depuis 1948. D’octobre 1948 à janvier 1953, les tribunaux ont requis 232 peines de mort dont 178 furent exécutées. La chasse à «l’ennemi de classe» entraîna le régime dans une série de campagnes et de procès contre l’Église catholique, la «bourgeoisie rurale», le «sionisme» ou le «nationalisme bourgeois».

    C’est la campagne contre la déviation «titiste» qui amena Staline à purger les directions des partis frères. À la suite des procès Rajk en Hongrie, Kostov en Bulgarie ou Dzodze en Albanie, c’est en Tchécoslovaquie qu’eut lieu en 1952 le plus grand des procès de l’ère stalinienne: celui du prétendu «centre de conspiration contre l’État» avec à sa tête le secrétaire général du P.C.T., Rudolf Slánský. Le procès au cours duquel les accusés, torturés auparavant, avouèrent des crimes imaginaires prit ouvertement un caractère antisémite. Onze des quatorze accusés furent condamnés à mort et exécutés le 3 décembre 1952. Les mécanismes de fabrication de tels «aveux» furent décrits en 1968 par Artur London, l’un des survivants du procès, dans son livre L’Aveu .

    La mort de K. Gottwald le 14 mars 1953, quelques jours après celle de Staline (aux obsèques duquel Gottwald aurait pris froid), laisse espérer la fin de la terreur. Zápotocký devient chef de l’État, le Slovaque Viliam Široký accède au poste de chef de gouvernement tandis qu’Antonín Novotný devient premier secrétaire du C.C. du P.C.T. Autrement dit, le même personnel politique reste en place et poursuit, dans l’ensemble, la même politique allant jusqu’à fabriquer en 1954 un grand procès contre les «nationalistes bourgeois» slovaques parmi lesquels figure Gustáv Husák, plus tard chef du parti et de l’État. Dans ces conditions, on comprend l’enthousiasme limité que provoque le rapport Khrouchtchev de février 1956 dénonçant les crimes de l’ère stalinienne. Contrairement à l’Octobre polonais ou à la révolution hongroise, la Tchécoslovaquie n’a pas connu la déstalinisation de 1956 malgré les velléités exprimées au Congrès des écrivains. En réalité, Novotný parviendra à «verrouiller» le débat politique, dans les instances du parti du moins, jusqu’au début des années 1960. La nouvelle Constitution du 11 juillet 1960 entérine cet état de fait: la Tchécoslovaquie devient une république socialiste, mais reste un État extrêmement centralisateur où le parti communiste joue son «rôle dirigeant». Cela signifie non seulement que la Slovaquie reste dans une position de subordination par rapport aux décisions de Prague, mais aussi qu’une bureaucratie pesante gère de façon trop rigide l’économie et contrôle de très près l’orthodoxie idéologique de la vie culturelle du pays.

    Pourtant, malgré une déstalinisation longtemps retardée, la crise du régime de centralisme bureaucratique se dessinait assez clairement à partir de 1963 et ce, sur trois thèmes essentiels: la crise économique, la question slovaque, la liberté intellectuelle. Après une décennie de croissance extensive, fondée sur une augmentation massive des investissements et de la main-d’œuvre dans l’industrie lourde, l’économie tchécoslovaque connut un ralentissement certain au début des années 1960 pour atteindre la croissance zéro et même devenir en 1962 le seul pays en Europe avec une «croissance négative». À partir de ce moment, il devint impossible pour la direction Novotný d’étouffer les critiques qui s’exprimèrent au XIIe congrès du Parti en 1962. L’économiste Ota Šik qui siégeait aussi au Comité central du P.C. commença avec son équipe à préparer une réforme économique qui remettait en cause le modèle de la planification impérative.

    Deuxième abcès: la Slovaquie, qui supporte de plus en plus mal l’autoritarisme de Novotný, ce qui se traduit à la fois par un début de fronde au sein du P.C. slovaque (branche du P.C. tchécoslovaque) et la persistance dans la population d’un sentiment national vivace dans une situation où elle se sentait gouvernée par les Tchèques. D’où l’importance, d’abord, de la campagne pour une réhabilitation des victimes des procès des années 1950 contre les «nationalistes bourgeois» (Clementis, Husák, Novomeský). Une commission d’enquête est créée en 1963 et la même année deux dirigeants proches de Novotný responsables de la politique slovaque des années 1950 sont évincés: le très stalinien V. Široký est remplacé comme Premier ministre par Josef Lenárt tandis que K. Bacílek cède la direction du Parti slovaque à un nouveau venu nommé Alexander Dubcek. Novotný cependant réussit à préserver son poste de président en se faisant réélire par l’Assemblée nationale le 12 novembre 1964. Paradoxalement, Novotný qui fit tout pour empêcher l’avènement d’une déstalinisation en Tchécoslovaquie après 1956 finit par entretenir de bonnes relations avec Khrouchtchev et aurait manifesté une certaine réprobation après son évincement par L. Brejnev en octobre 1964. Et, dans la bataille pour le pouvoir qui sera livrée à la fin de 1967 et au début de 1968, l’appui soviétique fera cruellement défaut à Novotný.

    Enfin, troisième facteur de la crise des années 1960: la fronde des intellectuels. C’est au Congrès des écrivains de juin 1967 que des critiques violentes sont émises par des écrivains de renom tels que I. Klíma, M. Kundera, P. Kohout ou L. Vaculík qui déclare sans ambages qu’«aucun problème humain d’importance n’a été résolu depuis vingt ans» en Tchécoslovaquie. À partir de l’automne, c’est le C.C. du parti lui-même qui remettra en cause les méthodes de Novotný. Le plénum d’octobre et surtout celui de décembre 1967 permettent la cristallisation d’une coalition entre les communistes slovaques, les réformateurs tchèques et les partisans de la réforme économique.

Le Printemps de Prague

    Malgré une autocritique tardive et même des préparatifs de coup d’État militaire (préparé par les généraux Šejna et Rytir) dans les derniers jours de l’année, Novotný sera démis de ses fonctions. D’abord, le 5 janvier Alexander Dubcek est nommé à sa place premier secrétaire du parti, puis le 30 mars le général Ludvík Svoboda lui succède comme président de la République. Le 29 mai, Novotný est exclu du parti et un congrès extraordinaire est convoqué pour le mois de septembre. Avec Dubcek et Svoboda, les nominations de Oldrich Cerník, chef du gouvernement, et de Josef Smrkovský, chef du Parlement, ouvrent la voie aux réformes de ce que l’on appela le «Printemps de Prague».

    Se fondant sur le Programme d’action du parti adopté en avril 1968, la nouvelle direction décide l’abolition de la censure, la réhabilitation des victimes des procès fabriqués et l’adoption d’une législation protégeant le droit des citoyens, l’indépendance des syndicats par rapport au parti ainsi qu’un projet autogestionnaire de conseils ouvriers dans les usines, la fédéralisation de l’État garantissant une large autonomie à la Slovaquie. Cet intense bouillonnement social et intellectuel inquiète les «conservateurs» dans l’appareil du parti et de la sécurité, mais surtout Moscou et les voisins de la Tchécoslovaquie qui craignent la contagion du «socialisme à visage humain». Tandis que les armées du pacte de Varsovie entreprennent des manœuvres d’été sur le territoire tchécoslovaque, les «cinq» (U.R.S.S., R.D.A., Pologne, Hongrie, Bulgarie) se réunissent le 15 juillet à Varsovie d’où ils somment l’équipe Dubcek de mettre un frein au processus engagé. Ces pressions ne font qu’accélérer la mobilisation de l’opinion publique (le «Manifeste des deux mille mots») qui exige que la direction réformatrice ne fasse pas de concessions. Deux entrevues au mois d’août entre la direction du P.C.T. et celle du P.C. soviétique à Bratislava et à Cierna nad Tisou font croire à un compromis, mais dans la nuit du 20 au 21 août les troupes du pacte de Varsovie (sans la Roumanie) mettent un terme par la force à l’expérience tchécoslovaque.

    Dans un premier temps, Moscou tente d’imposer un «gouvernement ouvrier et paysan» composé de l’aile dure évincée pendant le printemps 68 (Bilak, A. Indra, D. Kolder), mais n’y parvient pas et décide d’entreprendre des négociations avec les membres de la direction Dubcek, arrêtés et transportés à Moscou en tant que prisonniers. Le résultat est un répit illusoire pour les partisans de Dubcek qui, en signant l’accord de Moscou sur le «stationnement provi soire» de troupes soviétiques sur le territoire tchécoslovaque, avait en fait accepté la remise en cause des fondements même de la «politique d’après janvier 1968» et de ceux qui en furent les instigateurs.

3. La politique de «normalisation»

    La politique de «normalisation» inaugurée par le successeur d’Alexandre Dubcek à la direction du Parti communiste tchécoslovaque, Gustáv Husák, en avril 1969, fut centrée dans un premier temps sur l’élimination systématique des réformes du printemps de 1968, le Printemps de Prague, et la mise à l’écart de ceux qui en furent les promoteurs. Or, l’expérience du «socialisme à visage humain» avait été avant tout une tentative pour résoudre une crise profonde de la société tchécoslovaque, dont les manifestations convergentes furent la crise du système économique et du modèle stalinien de planification, le refus slovaque du centralisme pragois et la révolte des intellectuels contre l’arbitraire de la censure dans le domaine culturel. Ces trois facteurs avaient pour dénominateur commun la remise en cause d’un système bureaucratique et centralisé, qui, sous la direction d’Antonin Novotný, s’était refusé à mener une déstalinisation, même partielle, après 1956. L’invasion des troupes du pacte de Varsovie en août 1968 puis la «normalisation» mirent un terme au projet réformiste, mais laissèrent la nouvelle direction confrontée aux grands problèmes structurels auxquels le Printemps de Prague prétendait apporter une réponse.

«Normaliser» le parti pour «normaliser» la société

Contrairement à une opinion très répandue, l’invasion soviétique ne réussit pas, par elle-même, à briser la dynamique du Printemps de Prague. Malgré les concessions que Dubcek promettait aux Soviétiques, c’est à partir de l’automne que le mouvement des conseils ouvriers reçut son véritable élan, que les éléments les plus staliniens furent évincés de l’appareil syndical et que s’engagea dans la presse un débat politique d’autant plus libre qu’on le savait menacé. Autrement dit, la tâche première de Gustáv Husák, à son arrivée au pouvoir en avril 1969, fut de rétablir le «rôle dirigeant du parti dans la société», et, pour cela, d’abord de «normaliser» le parti lui-même. Cela se traduisit entre 1970 et 1971 par une purge sans précédent depuis la guerre dans le mouvement communiste (à l’exception de la révolution culturelle chinoise). Selon V. Bilák, le numéro deux du Parti communiste tchécoslovaque (Rudé Právo , 13 sept. 1975), 70 934 personnes furent exclues du parti et 390 817 furent «rayées» des cadres. Au total, donc, le P.C.T. fut amputé de près d’un demi-million de ses membres, soit près d’un tiers des adhérents. Bilák précisa aussi que 30 p. 100 des exclus perdirent par là même leur emploi.

    À plusieurs reprises, particulièrement lors du XVe congrès, en avril 1976, le secrétaire général laissa entendre qu’une attitude plus conciliante envers certains spécialistes de l’économie était envisagée, mais sans que cette intention se concrétise. L’organe du parti, le Rudé Právo , réitéra, au contraire, le 24 février 1978, les directives de 1970 concernant la qualification professionnelle, où les critères principaux restaient «les attitudes politiques, la fidélité au socialisme, à la politique marxiste-léniniste du parti et de l’État, l’amitié avec l’Union soviétique». Autrement dit, contrairement à la politique plus pragmatique suivie par Edward Gierek en Pologne et Janos Kádár en Hongrie, Husák semblait continuer à privilégier le critère politique et idéologique par rapport à la compétence technique.

    Le P.C.T., après le XVe congrès, fit cependant un effort de recrutement, retrouvant presque le niveau de 1968. Parmi les nouveaux adhérents, 90 p. 100 avaient moins de trente-cinq ans et 62 p. 100 étaient d’origine ouvrière. Après la purge, on assista donc à un effort plutôt volontariste de «prolétarisation» du Parti communiste tchécoslovaque. Mais le bilan des années 1980 suggère que le P.C.T. était aussi un parti «passoire», incapable de garder les nouveaux adhérents (surtout en milieu ouvrier) et ayant coupé tous les ponts avec ceux qui s’étaient compromis dans l’hérésie «soixante-huitarde». En additionnant toutes les purges depuis 1948, on pouvait dire, en manière de boutade, que le plus grand parti en Tchécoslovaquie était celui des anciens communistes.

    À la différence des partis hongrois ou polonais, le parti tchécoslovaque était resté profondément stalinien. Ayant éliminé l’idée même de réforme, il s’est très vite trouvé en porte à faux par rapport aux changements intervenus à Moscou, à Budapest ou à Varsovie.

Slovaquie: la question de la fédération

    Bien que seule parmi les réformes décentralisatrices de 1968 à survivre à la «normalisation» des années soixante-dix, la fédéralisation fut mise en place dans un contexte politique marqué par le retour au centralisme. Un an à peine après son entrée en vigueur (1er janv. 1969), la loi fédérale fut amendée dans le sens d’un «renforcement des fonctions d’intégration des organes fédéraux afin de consolider la gestion unifiée de l’économie et d’accroître le contrôle du centre fédéral». Le Parti communiste fut l’instrument principal de cette recentralisation. En effet, dans sa version initiale, la fédéralisation de l’État devait s’accompagner d’une fédéralisation du parti. Ce projet, qui connut un début d’application en 1968, fut vite abandonné au profit d’un retour au centralisme pragois tant dans le parti que dans l’appareil de l’État avec cependant une différence: les Slovaques occuppaient dans les organes centraux une place autrement importante. D’où un bilan de la fédéralisation malgré tout positif pour les Slovaques: Bratislava devenait «capitale» de la Slovaquie et siège du gouvernement slovaque. Avec la multiplication des appareils administratifs en Slovaquie furent créées de nouvelles possibilités de promotion sociale pour l’intelligentsia slovaque; et, surtout, les Slovaques, représentant environ un tiers de la population, occupaient désormais la moitié des postes gouvernementaux à Prague, dont un certain nombre de ministères clefs, tels que la Défense (Dzùr), les Affaires étrangères (Chnoupek) ou le Commerce extérieur (Barcák).

    Ensuite, il y eut un rééquilibrage, tandis que certaines tensions se faisaient jour entre communistes tchèques et slovaques concernant la répartition des ressources. En effet, les années 1970 et 1980 furent celles d’un redéploiement économique important en Slovaquie avec une nette tendance au redressement du décalage dans le niveau de développement entre la Bohême industrialisée et la Slovaquie traditionnellement agraire (investissements, distribution des revenus par habitant).

Évolution des rapports entre l’Église et l’État
 
    Le réveil religieux (surtout catholique) très marqué dans la jeune génération est un phénomène de société nouveau et qui n’a pas d’équivalent dans la tradition tchèque. Une véritable partie de bras de fer s’engagea entre les autorités tchécoslovaques et le Vatican à propos du sort de l’Église catholique. La politique de «normalisation» représenta sans doute la politique antireligieuse la plus dure pratiquée dans le bloc soviétique. L’instrument principal de cette politique envers l’Église fut l’organisation des «prêtres de la paix», Pacem in Terris, contrôlée de fait par le secrétariat pour les Affaires du culte (dirigé par K. Hruza dans les années 1950 et 1970 puis par M. Janku). Un décret du Vatican de 1982 interdisant aux prêtres d’appartenir à des organisations politiques visait particulièrement le cas tchécoslovaque. Les autorités de Prague ne s’y trompèrent pas et lancèrent une campagne très dure contre la nouvelle Ostpolitik de Jean-Paul II. Ni les entretiens du ministre des Affaires étrangères, Chnoupek, avec le pape en décembre 1983, ni la visite à Prague de Mgr Poggi, l’ambassadeur, ne réussirent à aplanir le différend. Au contraire, l’hebdomadaire du Parti communiste tchécoslovaque, Tribuna (28 mars 1984), publia un article d’une rare violence décrivant Jean-Paul II comme «l’un des papes les plus réactionnaires du siècle» qui «appelle les catholiques de l’Europe de l’Est à prendre exemple sur les réactionnaires de l’Église polonaise». Pendant les années 1970, l’Église catholique de Tchécoslovaquie chercha, en gardant un profil bas, à survivre en tant qu’institution religieuse, espérant qu’en échange un compromis serait trouvé avec les autorités concernant la nomination des évêques. Six des treize diocèses restèrent vacants (en tenant compte de la nomination en 1988 de Jan Sokol comme évêque de Trnava et de deux évêques auxiliaires, les pères Lebeda et Liska, pour assister le primat de Bohême, Mgr Tomasek, ainsi que de nouvelles nominations pendant l’été de 1989). Sous la pression conjuguée de la base et d’un pape polonais qui a fait des droits de l’homme une composante importante de sa «théologie de la libération» à l’égard du monde communiste, le cardinal Tomasek (quatre-vingt-dix ans) adopta, dès le milieu des années 1980, un ton de plus en plus ferme vis-à-vis du pouvoir. Mgr Tomasek apporta en 1988 son soutien à une campagne sans précédent depuis la Seconde Guerre mondiale pour la liberté religieuse: une pétition lancée par des catholiques moraves recueillit plus de 600 000 signatures.

La politique culturelle

 
    Ayant joué pendant le Printemps de Prague un rôle politique important comme porte-parole des aspirations populaires, les intellectuels devinrent au cours des années soixante-dix la cible principale de la «normalisation». Plusieurs centaines de livres furent mis à l’index, les pièces de Václav Havel et de Pavel Kohout retirées de l’affiche (ce dernier ayant été déchu de la nationalité tchécoslovaque à l’automne de 1979), les cinéastes de la «nouvelle vague» du cinéma tchécoslovaque des années soixante contraints à l’émigration (aux États-Unis): Milos Forman, Ivan Passer, Jan Kádár, Jan Nemec, Vojtech Jasný. La production littéraire officielle resta dans l’ensemble assez terne, et rares furent les écrivains de renom (Hrabal, Šotola) à rejoindre la nouvelle Union des écrivains, reconstituée en mai 1972 sous la présidence de Jan Kozák. Ceux qui refusaient de se plier aux normes du «réalisme socialiste» de nouveau en vigueur continuèrent à s’exprimer à travers le samizdat et la maison d’édition parallèle (Petlice: «édition sous le boisseau») qui, animée par l’écrivain Ludvik Vaculík, publia plusieurs centaines d’œuvres, dont nombre furent traduites à l’étranger: Václav Havel (Vernissage , 1975; Le Pouvoir des sans-pouvoir , 1989), Pavel Kohout (Journal d’un contre-révolutionnaire , 1972), Ludvik Vaculík (Les Cobayes , 1975; La Clef des songes , 1989), M. Gruša (Le Questionnaire , 1978). Celles-ci se joignent aux romans à succès d’écrivains tchèques résidant en Occident: Milan Kundera (La vie est ailleurs , 1973; La Valse des adieux , 1975; Le Livre du rire et de l’oubli , 1979; L’Insoutenable Légèreté de l’être , 1983), et Josef Škvorecký (Miracle en Bohême , 1978; L’Ingénieur des âmes humaines , 1983). Une historiographie indépendante se développait autour de la revue de samizdat Historické Studie . Sur les ruines du renouveau culturel des années soixante et du «Biafra de l’esprit» imposé, selon la formule d’Aragon, par le pouvoir, renaissait ainsi une vie culturelle indépendante dans la littérature, la peinture, la musique (particulièrement le mouvement de la musique rock underground, dont le groupe des Plastic People of the Universe a été le chef de file).

Charte 77, droits de l’homme et désarmement
 
    Le mouvement pour la défense des droits de l’homme, la Charte 77, fut lancé le 1er janvier 1977. Se référant à la Déclaration universelle des droits de l’homme de l’O.N.U. ainsi qu’à la Constitution tchécoslovaque, la Charte s’est efforcée d’exploiter la détente, et particulièrement les accords d’Helsinki de 1975, pour faire pression sur les autorités et exiger le respect des lois en vigueur. En ce sens, la Charte signala l’émergence d’une forme d’opposition nouvelle: s’appuyant sur une base aussi large que possible socialement (plus d’un tiers des mille signataires étaient des ouvriers) et politiquement (tous les courants de pensée étaient représentés sans exclusive), il ne s’agissait pas pour la Charte de critiquer le fonctionnement du régime au nom de l’idéologie officielle, mais au nom de normes juridiques qu’il avait formellement acceptées. La Charte publia plusieurs dizaines de rapports traitant de problèmes spécifiques de la société tchécoslovaque (la condition féminine, le sort des minorités ethniques, la discrimination dans l’enseignement, les carences de l’économie, le désastre écologique, la liberté de voyager à l’étranger...). À la fin d’octobre 1979, dix signataires de la Charte 77, dont trois porte-parole (V. Benda, V. Havel et J. Dienstbier) furent condamnés pour «tentative de subversion» à des peines de prison allant jusqu’à cinq ans. C’était là le coup de semonce le plus important depuis le lancement de la Charte, et qui semblait confirmer le refus des autorités de considérer le processus de «normalisation» comme parachevé.

    Depuis le sommet du pacte de Varsovie qui s’est tenu en janvier 1983 à Prague, les autorités tchécoslovaques s’étaient engagées dans la campagne contre le déploiement en république fédérale d’Allemagne des missiles Pershing; campagne qui culmina par la tenue à Prague en juin 1983 d’un «rassemblement mondial pour la paix et la vie». Or cette campagne de soutien à la politique étrangère soviétique eut des effets imprévus: la Charte 77 saisit l’occasion pour réclamer le droit de participer au rassemblement et d’y introduire la question du rapport entre désarmement et droits de l’homme. La déclaration envoyée par la Charte aux organisateurs disait: «L’expérience montre que le respect, par un gouvernement, des droits et des libertés de ses propres citoyens est un critère de véracité de sa politique de paix et la condition préalable de la confiance dans les rapports internationaux.»
 
    Dix ans après le procès de 1979, Václav Havel fut de nouveau emprisonné à Prague pour avoir participé aux manifestations à l’occasion du vingtième anniversaire de la mort de Jan Palach, l’étudiant qui s’était immolé par le feu en janvier 1969 pour protester contre l’occupation de son pays et contre la politique de «normalisation». Libéré au mois de mai 1989 sous la pression internationale, il allait devenir l’homme symbole de la «révolution de velours» qui mit fin au régime sept mois plus tard.
 
Déclin économique
 
    La performance de l’économie tchécoslovaque fut plutôt satisfaisante au cours de la première moitié des années 1970 avec une augmentation de 32 p. 100 du produit national et de 27 p. 100 de la consommation des ménages. Cela grâce, entre autres, aux effets à retardement des investissements de la fin des années 1960 ainsi qu’à l’aide directe ou indirecte de l’U.R.S.S. qui permit d’amortir le premier choc pétrolier de 1973. Grâce à ces résultats, le régime put, au cours des années 1970, «canaliser» les aspirations de la population dans le domaine de la consommation.
 
    En revanche, on assista ensuite à une érosion progressive de la situation économique. Au début des années 1980, la Tchécoslovaquie est passée comme vingt ans auparavant à la croissance zéro et même à une «croissance négative». Selon les statistiques officielles, le «revenu national utilisé» aurait baissé de 4 p. 100 en 1981 et d’environ 3 p. 100 en 1982. Malgré une certaine amélioration en 1983, il resta inférieur de 21,5 milliards de couronnes à celui de 1980. Cette crise de l’économie fut de plus en plus ouvertement admise par le régime. Ainsi l’éditorial du Rudé Právo (29 juill. 1981) indiqua que «le fait que les trois quarts de toutes les entreprises de construction n’aient pas rempli leur plan représente sans doute le pire résultat jamais atteint depuis le début de la construction du socialisme en Tchécoslovaquie». Cette baisse du produit national se répercuta naturellement sur la consommation et les investissements. Étant donné que pour des raisons socio-politiques il aurait été risqué de réduire le pouvoir d’achat de façon trop brusque, les autorités tchécoslovaques préférèrent sacrifier l’investissement en imposant une baisse du fonds d’accumulation de près de 40 p. 100 entre 1981 à 1982. Ce fut la chute de l’investissement la plus radicale – à l’exception de la Pologne – dans le bloc soviétique.
 
    On assistait en parallèle à un déclin qualitatif de la performance économique. Selon les classifications officielles, seuls 2 p. 100 des produits manufacturés avaient en 1980 le «niveau technologique mondial». Au cours des années 1970, la proportion de produits classifiés comme exportables avait baissé de moitié. Parallèlement, la Tchécoslovaquie poursuivait la politique d’intégration accélérée dans le Comecon. Alors qu’en 1968 elle avait tenté d’ouvrir son commerce vers l’Ouest, la Tchécoslovaquie devint le pays du bloc soviétique qui avait la plus forte proportion de son commerce extérieur orienté vers l’Est (77 p. 100, dont 45 p. 100 avec l’U.R.S.S.). Les pays de l’O.C.D.E. ne représentaient que 18 p. 100 du commerce extérieur dont la moitié se faisait avec la république fédérale d’Allemagne et un quart avec l’Autriche. La politique d’autarcie socialiste imposée après 1968 pour des raisons idéologiques a contribué au retard de la Tchécoslovaquie dans le domaine de la technologie. Les dirigeants tchécoslovaques refusèrent d’emprunter en Occident pour importer de la technologie de pointe et leur dette demeurait minime (moins de 5 milliards de dollars) à la fin des années 1980.

    Si la situation en 1989 n’était pas sans rappeler celle du début des années 1960, il en allait de même pour les débats, très prudents, sur les remèdes à apporter. La question du déclin et de la régression de l’économie tchécoslovaque fut ouvertement débattue par les économistes, mais la détérioration n’était pas jugée suffisamment grave pour imposer le changement. À deux reprises, le Premier ministre, Lubomír Štrougal, s’efforça d’encourager des tentatives de réforme économique: en 1979, avec l’ensemble de mesures destinées à rationaliser la gestion des entreprises, puis de nouveau en 1988 en apportant son soutien à un rapport d’experts (connu sous le nom de rapport Komarek) qui préconisait une véritable réforme économique (mécanismes de marché, décentralisation, restructuration, reconversion de 1,5 million de travailleurs) dans le prolongement de celle de 1968. Mais le remplacement de Štrougal par Ladislav Adamec confirma une nouvelle fois que le régime était incapable d’envisager sa propre réforme.
L’effet Gorbatchev

    Si une telle réforme semblait exclue tant que Gustáv Husák resterait à la tête du parti, son départ en décembre 1987 ne permit pas de tourner la page de la «normalisation». Son successeur n’était autre que Miloš Jakeš qui, autant que lui, incarnait l’immobilisme brejnévien. Ancien vice-ministre de l’Intérieur sous Novotný, devenu président de la commission de contrôle du parti, c’est lui qui en 1969 supervisa la grande purge qui suivit. Promu par Brejnev au secrétariat du parti au titre de responsable de la politique économique, il s’opposa à toute réforme de l’économie. L’homme n’était donc pas une incarnation tchèque de la perestroïka de Gorbatchev. Sa politique n’était pas hostile à certaines réformes prudentes, mais à condition qu’il n’y eût pas d’excès de glasnot et que la société fût étroitement surveillée.
 
    Ce cours prudent était cependant condamné, dans un contexte marqué par une pression simultanée de l’extérieur (le facteur Gorbatchev) et de l’intérieur (la dissidence). Après vingt années de normalisation au nom de la fidélité inconditionnelle à l’Union soviétique, la direction pragoise se trouvait en porte à faux par rapport aux réformes préconisées par Gorbatchev et qui ressemblaient, à s’y méprendre, à celles du Printemps de Prague. Alors que Gorbatchev, comme l’a montré son voyage à Prague en avril 1987, évitait d’intervenir directement dans les affaires du parti tchécoslovaque, sa politique de perestroïka délégitimait en réalité la direction antiréformiste à Prague; d’où l’embarras, les divisions et finalement la chute de cette dernière. Dans un premier temps, elle opta pour une réaction conservatrice, se comportant en réalité comme l’avait fait la direction d’Antonín Novotný au moment de la déstalinisation khrouchtchévienne après 1956. V. Bilak, responsable des relations avec les partis frères, affirma catégoriquement qu’une réhabilitation du printemps de 1968 dans le sillage de la perestroïka était impensable. Et de prôner une version à rebours des voies spécifiques vers le socialisme (vieux reproche adressé aux partisans de Dubcek après 1968). Ce qui permit à L. Štrougal, chef de file des modérés, d’évoquer «ceux qui souhaitent limiter la portée de l’expérience du P.C.U.S. à l’U.R.S.S. seule [...]. Alors qu’avant ils faisaient de l’universel un absolu, maintenant, pour changer, ils tentent de rendre absolu ce qui est particulier. On peut se demander si cette attitude ne cache pas leur réticence à changer quoi que ce soit de fondamental dans notre expérience tchécoslovaque» (Rudé Právo , 3 mars 1987).
 
    Certes, les deux protagonistes de cette controverse furent évincés (Strougal en octobre 1988, Bilak en décembre 1988), la direction pragoise préférant poursuivre un cours centriste et éviter soigneusement le parallèle entre Gorbatchev et Dubcek. Ce dernier, rompant un silence de vingt ans, fit un retour remarqué sur la scène politique en 1988, avec pour référence la perestroïka de Gorbatchev et la réhabilitation du programme de 1968. «Gorbatchev a un avantage sur nous: il n’a pas à craindre les tanks qui nous ont écrasés en 1968», déclarait-il. Cette hypothèque fut levée lorsque les dirigeants du pacte de Varsovie condamnèrent le 4 décembre 1989 l’intervention militaire d’août 1968.
 
4. La démocratie retrouvée
 
    Mais, autant que l’effet Gorbatchev, c’est le réveil de la société qui, vingt ans après 1968, a permis le bouleversement du paysage politique tchécoslovaque. La dissidence n’était plus l’apanage d’intellectuels coupés de la société. La série de manifestations qui a précédé la chute du régime en a apporté la preuve: le 21 août 1988 (anniversaire de l’invasion soviétique); le 28 octobre (anniversaire de la fondation de l’État tchécoslovaque en 1918); le 10 décembre (quarantième anniversaire de la Déclaration des droits de l’homme); le 16 janvier 1989 (anniversaire de la mort de Jan Palach); les 21 août et 28 octobre à nouveau; enfin, le 17 novembre 1989 (anniversaire du soulèvement universitaire antinazi). Les manifestations seront quasi permanentes à partir de cette date et ce jusqu’à l’élection de Václav Havel à la présidence de la République le 29 décembre 1989, par une Assemblée fédérale à 85 p. 100 communiste.
 
    L’appui massif de la population permit ainsi à la dissidence et à ceux qui aspiraient aux réformes de se constituer en formations d’opposition: le Forum civique (O.F.) tchèque et son homologue slovaque, le Public contre la violence (V.P.N.). L’espoir d’une troisième voie, le rêve d’un «socialisme réformé» comme le préconisait à nouveau Alexander Dubcek bercèrent cette nouvelle majorité qui remporta 87 sièges sur les 150 de la Chambre du peuple le 10 juin 1990, le Parti communiste étant en deuxième position avec 24 sièges. Mais les dissensions quant au rythme des réformes économiques, à l’ampleur nécessaire de l’épuration ou aux réponses constitutionnelles à apporter à la question slovaque finirent par disloquer le mouvement. Après deux ans de paralysie politique et de libéralisation rapide de l’économie, la nouvelle Chambre élue en juin 1992 met aux prises le Parti démocratique civique (O.D.S.), tchèque et ultralibéral, mené par le ministre fédéral des Finances Václav Klaus avec le Mouvement pour une Slovaquie démocratique (H.Z.D.S.) de Vladimir Meciar, séparatiste et populiste.

5. Rupture entre deux nations
 
    Avec la chute du régime communiste sont réapparus des réactions nationalistes et un désir d’autonomie, surtout en Slovaquie où se manifestent une rancœur contre les Tchèques et un malaise à propos de la minorité hongroise (10 p. 100 de la population slovaque est d’origine magyare). Certains Tchèques, d’autre part, désirent se débarrasser de la Slovaquie qu’ils jugent moins prospère et moins bien équipée. Une idée de séparatisme se répand, qui point dès 1990, quand l’État tchécoslovaque prend le nom de République fédérale tchèque et slovaque.
Après les élections législatives de juin 1992, les Premiers ministres tchèque et slovaque, Václav Klaus et Vladimir Meciar, négocient une partition du pays que l’un et l’autre en fait désirent; ils parviennent à un accord le 27 août, à Brno. Le 24 novembre 1992, les Parlements tchèque et slovaque approuvent les traités régissant les relations à conserver entre les futurs États et, le lendemain, le Parlement fédéral adopte le projet de loi de partition et vote sa propre disparition. En conséquence de quoi, le 1er janvier 1993, sans qu’il y ait eu consultation populaire, la République fédérale tchèque et slovaque cède la place à deux États distincts: la République tchèque (78 864 km2), dont la population était estimée à 10 323 690 habitants en 1993, et la Slovaquie qui n’avait que 5 296 768 habitants [cf. SLOVAQUIE].


    Václav Havel, qui a démissionné de sa fonction de président de la République fédérale tchèque et slovaque le 20 juillet 1992, est élu président de la République tchèque le 26 janvier 1993 par le Conseil national tchèque, tandis que Václav Klaus devient Premier ministre tchèque. Vladimir Meciar vient à Prague pour négocier les modalités de l’union monétaire entre République tchèque et Slovaquie et, le 8 février, deux unités monétaires distinctes sont crées: la couronne tchèque (CZK) et la couronne slovaque (SKK).