PRAGUE • PRAHA

géographique

    Capitale de la République tchèque depuis le 1er janvier 1993 (date de la partition de la Tchécoslovaquie), Prague est, depuis la fondation du premier État slave, le centre incontesté de la Bohême. Contrairement aux autres grandes villes de l’Europe centre-orientale, Prague a pu éviter les destructions dues aux guerres incessantes; aussi est-elle la ville la plus riche en souvenirs historiques. Établie au bord de la Vltava (en allemand, la Moldau) et profitant de deux avantages: le gué, qui permet le passage, et les terrasses dominant la rivière, elle offre un excellent site défensif (châteaux de Hradcany et de Vyšehrad) tout en ayant des possibilités d’extension. Sur la rive gauche, le château de Hradcany est le siège des gouvernements et de l’administration centrale depuis plusieurs siècles. Au pied du château s’étend la ville médiévale (Malá Strana) avec les anciens palais de l’aristocratie. La ville bourgeoise est sur l’autre rive, sur les terrasses plus basses de la Vltava, dans le quartier gothique et baroque de la Staré Mesto. C’est en dehors des murs médiévaux de Staré Mesto que se trouve, à l’emplacement de l’ancien champ de foire, la place Venceslas (Václavski Namesti), centre de la vie moderne.
    La première grande période de splendeur de Prague se situe au XIVe siècle. Sa position géographique (au centre géométrique de l’Europe), la richesse des régions environnantes lui confèrent un rôle commercial et culturel de premier ordre. Avec 50 000 habitants, Prague est une des plus grandes villes de l’Europe. C’est là qu’en 1348 on crée la première université de l’Europe centrale (université Charles), et la ville sera bientôt un des plus actifs foyers de la Réforme. La perte de l’indépendance nationale (bataille de la Montagne Blanche) est fatale pour Prague, qui amorce une longue période de stagnation (60 000 hab. à la fin du XVIIIe s.). La deuxième période de croissance se place au début du XIXe siècle, à l’époque de la révolution industrielle. La ville étend ses quartiers industriels et résidentiels vers l’est et le sud, surtout sur la rive droite. Prague est devenue le plus grand centre industriel de l’Empire austro-hongrois, concentrant en 1900 plus de 500 000 personnes. La dernière grande période de développement suit la Première Guerre mondiale, quand Prague devient la capitale d’une Tchécoslovaquie indépendante. En 1938, la ville dépasse déjà le million d’habitants.
    La ville compte plus de 1,2 million d’habitants (dans les années 1990) et concentre 12 p. 100 de la population tchèque. Elle est beaucoup plus grande que les autres villes du pays (la deuxième, Brno, n’a que 390 000 hab.). Elle joue un rôle primordial dans l’organisation du pays. Prague est indiscutablement le pôle économique, administratif et culturel du pays. La production industrielle la plus importante est l’industrie mécanique (électromécanique, machines-outils, voitures), mais c’est la diversité (alimentation, textile, chimie) et la complexité de l’activité productrice qui caractérisent avant tout l’industrie pragoise. Si la population de la ville n’augmente que très peu, les nouveaux quartiers modernes s’élèvent partout à la périphérie. La conservation ou la constitution de grands espaces verts tient une place importante dans cette urbanisation.


historique

    Praga , caput regni – Prague (Praha ) capitale du royaume. Cette devise exprime de manière heureuse la vocation de Prague, ville d’art. Par royaume, entendons l’État, sous la forme du duché, du royaume de Bohême, de la République tchécoslovaque et de la République tchèque, mais aussi la société renouvelée à travers les âges, qui a toujours garanti une place éminente à cette cité mère. Pendant le haut Moyen Âge, les Tchèques se sont solidement et définitivement implantés en Bohême, autour du jeune prince Wenceslas, dont le règne a laissé à son peuple un héritage mémorable: le prestige de son martyre, l’ouverture à la chrétienté occidentale et les premiers sanctuaires religieux de Prague. Ensuite, par la forteresse et la résidence royale sur la colline et par la ville de marché et d’ateliers dans la plaine, où l’influence des riches marchands allemands s’affirme, Prague, sur les deux rives de la Vltava que franchit le pont, prend son aspect durable. Charles IV (1346-1378), le plus illustre des rois de Bohême, empereur du Saint Empire, commença la construction de la cathédrale Saint-Guy. Il dota Prague d’une «ville neuve» et d’une université, creuset de la conscience nationale, où l’élément tchèque retrouva la prépondérance au temps de Jan Huss et des guerres hussites. Depuis, au-delà de ses vicissitudes tragiques, Prague demeura la capitale d’un royaume dont l’existence juridique ne fut jamais abolie.
    Ainsi s’explique, après la grande épreuve de la révolte vaincue au XVIIe siècle, le paradoxe de la réussite baroque: les collèges des jésuites et les couvents prennent la relève des paroisses utraquistes, une riche aristocratie foncière, d’origine indigène ou étrangère, l’emporte désormais dans le royaume sur l’ancienne chevalerie tchèque; Prague cesse d’être un centre important d’artisanat et de commerce, mais, ville résidentielle des nobles, elle reçoit la parure d’églises et de palais qui la consacrent vraiment l’une des plus belles cités de son temps. Les artistes possédaient presque tous la qualité de bourgeois de Prague. Avec la poussée démographique de la ville industrielle, au XIXe siècle, le rôle dominant passe à une bourgeoisie plus nombreuse et plus résolument nationale. Celle-ci transforme Prague, la préparant à son nouveau destin: celui de capitale d’un État indépendant et souverain, après la fondation de la République tchécoslovaque en 1918.

1. Du roman au flamboyant

    La Bohême étant demeurée en dehors du limes de l’Empire romain, Prague ne s’ouvrit aux influences de la civilisation occidentale qu’à partir de la conversion des Tchèques au christianisme (IXe et Xe siècles). Les premières constructions de pierre furent des églises dont les trois rotondes qui subsistent encore à Prague doivent représenter le type traditionnel attardé à l’époque de leur construction (XIIe siècle). Mais le principal édifice de style roman est, dans l’actuelle enceinte du château, l’abbatiale des Bénédictines de Saint-Georges, construite après l’incendie de 1142 et sans doute à la place d’un sanctuaire plus ancien. Bel exemple d’une église à trois nefs (les nefs latérales basses supportant des tribunes), l’intérieur de Saint-Georges présenterait un aspect massif et sévère, n’était la lumière que diffusent les trois hautes baies de l’abside à travers le chœur surélevé.
    L’extérieur est curieusement composite: les hautes tours romanes au raccord des nefs et de l’abside, une chapelle gothique placée sous le vocable de sainte Ludmila, un porche Renaissance, une façade baroquisée du XVIIe siècle et le joli oratoire dédié à saint Jean Népomucène (1718-1722) dans les années de ferveur de son culte.
    Si Prague ne laisse apparaître que peu d’œuvres romanes, les fondations de bien des parties du château et les murs de nombreuses caves dans la Vieille Ville datent de cette époque. Les incendies étaient fréquents à Prague, comme dans toutes les villes d’Europe. Il fallait souvent reconstruire et l’on adoptait alors un style nouveau. En revanche, les œuvres gothiques s’offrent innombrables à nos yeux, depuis les restes des chapelles franciscaines du XIIIe siècle dans la Vieille Ville (le cloître de la bienheureuse Agnès Premyslovna, sœur du roi Václav Ier) jusqu’aux réalisations grandioses des XIVe et XVe siècles, l’âge d’or de l’empereur Charles IV et de ses immédiats successeurs.
    Fils de la dernière des Premyslides et du roi de Bohême mort à Crécy, Charles IV éprouvait pour sa capitale un véritable amour et il résolut de la rendre belle. Prague lui doit d’être devenue la ville aux cent tours, tours des églises paroissiales de l’antique cité: Saint-Jacques, Saint-Gilles, Saint-Havel, Saint-Hastal, pressées les unes contre les autres et que dominait la haute nef de Sainte-Marie-des-Neiges; tours à la fois défensives et décoratives des hôtels de ville et du pont de pierre, reconstruit d’une rive à l’autre.
    Charles IV fit ouvrir partout des chantiers: à Vyšehrad, pour reconstruire un château royal, et dans sa nouvelle ville (Nové Mesto), pour le cloître des Bénédictins, où fut remise en honneur la liturgie slave (Na Slovanech ou Emmaus). La réalisation suprême devait être la cathédrale Saint-Guy. Ici il faut distinguer entre deux écoles de style gothique. Un architecte, Mathias d’Arras, s’inspirant des modèles français, surtout de la cathédrale d’Avignon, projeta le magnifique chœur, pourvu d’un déambulatoire et d’une couronne de chapelles. Après sa mort (1353), l’architecte et sculpteur souabe, Pierre Parler (ou Parlér) reprit l’œuvre et commença la construction de la haute tour, longtemps reliée au chœur par une arche. De Mathias d’Arras à Parlér, le gothique avait glissé d’une élégance pure et rigoureuse à un raffinement et une recherche ornementale qui annonçaient le flamboyant. La chapelle Saint-Wenceslas à Saint-Guy, avec ses murs incrustés d’améthystes, ses fresques serties d’or, et la statue mélancolique du jeune saint en porte bien les caractères.
    Les événements tragiques de la période hussite furent peu favorables à l’art. Après la crise, le roi Georges de Podiébrad (14581471) fit achever les tours de Sainte-Marie-du-Tyn, mais la reprise des grands travaux ne s’affirma qu’au temps de son successeur, Vladislas Jagellon. À la tour poudrière reparut la tradition de Parlér. Puis le flamboyant triompha. Les transformations des palais royaux et résidences seigneuriales groupés dans l’ancien burg (les Hradcany), autour de la cathédrale et de Saint-Georges, furent nombreuses. L’architecte Benoit Rejt y déploya les ressources de son ingénieux talent. Il entrelaça les arabesques à la voûte de la grande salle Vladislav et à celle de l’escalier voisin, dont les seigneurs pouvaient monter à cheval les vastes gradins. Sans doute, les fenêtres de la salle Vladislav (1493) montrent-elles des pilastres cannelés et un linteau régulier, l’art de la Renaissance apparaissant parmi les exubérances gothiques. Mais Prague devait demeurer fidèle au flamboyant pendant une grande partie du XVIe siècle.

2. Du flamboyant au baroque

    Prague, au tournant du siècle, avait retrouvé une grande puissance économique. Vingt-cinq mille habitants peuplaient ses trois villes (la Vieille Ville, la Nouvelle Ville, le Petit Côté au pied des Hradcany, chacune pourvue de son conseil). Les corporations d’artisans, d’où se dégageait un riche patriciat, animaient une production de textiles, de céramique et de ferronnerie. S’y ajoutaient changeurs et marchands, les juifs groupés dans leur quartier autour de leurs synagogues gothiques (l’Altnaï et la Pinkas) et de leur pittoresque cimetière. Dans les édifices nouveaux (reconstructions faites en général au-dessus des arcades gothiques) l’influence de la Renaissance allemande mit sa marque (porches et frontons en encorbellement). La Renaissance italienne fut beaucoup plus longue à s’affirmer. Du moins a-t-elle donné un incomparable joyau: le petit palais d’été de la reine Anne (Anne Jagellon, femme de Ferdinand de Habsbourg), entouré d’une colonnade légère (1538). Cette œuvre des Italiens (Spatio, Paolo della Stella) fut achevée et sans doute alourdie par le premier étage, dû à l’architecte allemand Vohlmut, l’un des plus actifs à Prague au milieu du XVIe siècle.
    Au XVIe siècle, les éléments des deux Renaissances sont souvent associés dans un même monument: le palais Lobkowicz, plus tard palais Schwarzenberg, aux Hradcany (1560), avec son bossage de graffiti et son fronton, de nombreuses maisons à graffiti dans la Vieille Ville et même le cénotaphe de l’empereur Ferdinand à Saint-Guy. Autour de ce large tombeau à gisants, œuvre du Néerlandais Collin (1564), l’empereur Rodolphe II fit placer une élégante grille de fer forgé, provenant de l’atelier pragois de Schmidthammer.
    Rodolphe II (1576-1612) a, plus qu’aucun autre souverain, contribué à la fortune artistique de la ville. Esprit tourmenté dont les principales préoccupations étaient d’art et de science (depuis les sciences occultes jusqu’à l’astronomie de Kepler et de Tycho Brahé), il a rassemblé au château une collection des plus diverses: gemmes de l’Antiquité, peintures flamandes, allemandes, italiennes, de la fin du Moyen Âge aux œuvres contemporaines. À la fois fervent de Dürer et complaisant aux virtuosités d’Arcimboldo, il a confié la décoration des nouvelles salles à des artistes d’origine flamande, mais qui avaient adopté l’art subtil et savant du maniérisme italien. Il a été le client du fondeur Adrien de Vries. Prague surtout, pour laquelle il n’a pas eu de grands desseins d’urbanisme comme Charles IV (les constructions qu’il a dirigées se trouvent aux Hradcany: galerie, salle espagnole, manège), a recueilli le bénéfice de sa longue résidence. Grands seigneurs du royaume de l’Empire et de l’étranger, hommes d’Église, militaires, marchands, banquiers juifs de l’Italie du Nord, savants, artistes, imprimeurs, graveurs ont afflué dans ses murs, provoquant une activité effervescente (50 000 habitants?).
    La noblesse (Lobkowicz, Rozmberk), les milieux religieux (catholiques et protestants), la riche bourgeoisie ont formé la clientèle des peintres et des portraitistes (Bartholomeus Spranger, Josef Heintz, Johannes von Aachen, des sculpteurs, des orfèvres et des joailliers (l’atelier Miseroni), des ébénistes, des marchands d’étoffes. Les influences méditerranéennes allaient désormais faire équilibre à celles de l’Allemagne du Nord et des pays flamands. L’horizon artistique s’élargit en dépit des difficultés politiques et religieuses et, malgré la persistance des traditions gothiques, le baroque s’annonçait.

3. Prague baroque

    Baroque, Prague l’est assurément et c’est son principal charme. Mais il faut dissiper bien des préjugés à ce propos: celui d’un art importé dans un pays vaincu, privé de ses libertés politiques, converti de force au catholicisme et où une noblesse étrangère remplaçait l’ancienne aristocratie locale. Sans doute, la révolte de 1618 fut suivie de représailles tragiques, d’émigrations massives et d’un renforcement du régime seigneurial, mais au profit des nobles tchèques, s’ils restaient catholiques. Car l’intention dominante de Ferdinand II (1618-1637) était de ramener le pays à l’ancienne foi: la question de nationalité ne se posait pas alors dans les termes du XIXe siècle. En outre, l’art de Vignole et celui de Vincenzo Scamozzi (porche du château royal, 1614) avaient fait leur apparition, avant la révolte, parfois pour une clientèle protestante (temples luthériens), et peut-être le baroque se fût-il développé, même sans la bataille de la Montagne Blanche. D’autre part, le baroque de Prague n’est pas un; il présente des phases successives, dues aux influences de différentes écoles italiennes. Une importante coupure est fournie par la date de 1648 et le retour à la paix. Pendant la guerre de Trente Ans, un personnage à la destinée exceptionnelle, Wallenstein, a doté Prague de son premier grand palais baroque (1623-1630). Si la façade demeure assez traditionnelle, en revanche, la salle des fêtes occupant deux étages, et plus encore la splendide loggia à arcades, ainsi que le jardin lui-même avec la grotte de rocaille et les statues de bronze d’Adrien de Vries attestent le goût nouveau: il s’agit d’un baroque païen en marge des préoccupations religieuses qui dominent cette société. Dans les mêmes années, la façade des Carmes déchaussés adopte le modèle de l’église romaine de Soria, placée elle aussi sous le vocable de la Vierge des Victoires. Avec le peintre Karel Skréta, protestant né à l’ombre du Tyn en 1610 et revenu à Prague vers 1638, converti au catholicisme après dix ans passés en Italie, la liaison s’établit entre le baroque italien et l’inspiration bohême. Admirable portraitiste, il fut aussi peintre religieux et évoqua, avec amour, l’histoire de saint Wenceslas (couvent de Zderaz). Il fonda un atelier et laissa un exemple durable.
    Si Prague ne connaissait plus alors la floraison d’œuvres littéraires ou savantes en langue nationale, elle devait demeurer pour un siècle, un foyer de création artistique par ses peintres, ses sculpteurs et ses musiciens. Après 1648, les jésuites achèvent la construction de leur collège de la Vieille Ville (le Klementinum) et entreprennent d’en élever un autre dans la Nouvelle Ville, sur tout un côté de la large place: ces façades longues, rythmées de pilastres à chapiteaux, produisent un effet de puissance (architecte: Carlo Lurago). Les églises sont précédées de portiques dans un goût nouveau. Une autre étape de l’architecture civile est due à une fantaisie de grand seigneur, non plus guerrier, mais homme de cour: Humprecht Cernín. L’architecte Francesco Carrati lui construit un palais colossal, d’ordre palladien, avec de gigantesques demi-colonnes (1669).
    Vers 1680, un architecte français, Jean-Baptiste Mathey, formé dans la Rome de Bernin, donne à la Prague baroque un élément qui lui manquait encore: la coupole (Saint-François-Séraphin). Les palais qu’il construit (Thun aux Hradcany, Bucquoy à Malá Strana, remanié au XVIIe siècle) ont la distinction parfaite du Seicento romain. Les années 1680 à 1740 correspondent à la grande période baroque. Les églises étaient enrichies à profusion de retables, de statues de saints, de tabernacles. Du gigantesque retable emplissant le chœur de Sainte-Marie-des-Neiges (première moitié du siècle), on n’imitait plus la rigueur architecturale: la faveur allait vers les grandes colonnes de marbre, torses ou droites, les frontons à volutes, les gloires et les rayons dorés. Tout en gardant leur structure ancienne, les églises de Prague «baroquisaient» leur décor intérieur et même, après l’incendie de 1689, la façade de Saint-Jacques fut parée d’un grand motif du maître italien Ottavio Mosto. La sculpture prenait une allure mouvementée. Les artistes pragois, Jäckel, Jean-Georges Bendl (auteur du premier saint Wenceslas équestre) multipliaient des figures de saints, à la fois réalistes et fantastiques, en accord avec une dévotion imaginative et ardente. Le Pont Charles accueillait sur son parapet la statue de saint Jean Népomucène par Rauchmuller, le grand Christ de bronze, amende d’un juif blasphémateur, et l’effigie délicate de sainte Anne par Jäckel, les premières de l’étonnant cortège introduit entre 1710 et 1720.
    L’aristocratie de Bohême, au faîte de sa puissance économique, riche d’immenses fortunes foncières, entreprit alors la reconstruction de ses châteaux à la campagne et des demeures à Prague, où elle passait l’hiver. Si Vienne était devenue, par la présence de la cour et des services généraux, une capitale de la monarchie, Prague se trouvait, plus que jamais, la capitale collective des grandes familles nobles: le commerce, l’artisanat ne vivaient plus que de leurs commandes. Toutefois, ainsi que l’a bien observé Jaromir Neumann, le baroque tchèque n’est pas à proprement parler un art de cour, parce que les cercles aristocratiques s’appuyaient beaucoup sur le milieu local et recevaient beaucoup de son imagination et de toute son atmosphère. Par exemple, l’opinion, sans distinction de classes, s’enflamma pour le culte de saint Jean Népomucène (canonisé en 1729; sarcophage d’argent à Saint-Guy, 1736). Nobles, bourgeois, menu peuple, Allemands ou Tchèques, se sentaient associés dans une ferveur peu critique, mais ardente envers ce compatriote dont la protection s’étendait de la ville au pays tout entier. Sans doute, on pouvait faire appel aux artistes illustres des pays voisins, mais Prague avait ses architectes (F. Kañka, 1674-1766), ses peintres, ses sculpteurs de grand talent.
    C’est alors que Malá Strana (le Petit Côté) prit l’aspect qu’il a conservé jusqu’à nous: un quartier baroque, homogène dans sa diversité d’un palais à l’autre, et dont les magnifiques jardins, avec leurs fabriques et leurs terrasses, multiplient les perspectives et les couleurs. Parmi ces réussites éclatantes on citera: le palais Lobkowicz, d’Alliprandi, avec sa rotonde centrale (1703), le palais Morzin, de Giovanni Santini (1713) dont les atlantes de Ferdinand Maximilien Brokoff supportent le balcon, vision de force, que corrige la douceur des bustes de la Nuit et du Jour, et, lui donnant la réplique de l’autre côté de la rue, le palais Thun (de Santini?). Mais, autant que ces grandes réalisations, les petits palais, les façades de demeures plus modestes, retouchées alors, ont donné à tout le quartier son incomparable charme.
    Par le palais Clam-Gallas, œuvre de l’illustre architecte de Vienne, Fischer von Erlach, le palais Sylva-Tarrouca, le palais Kinsky, la Vieille Ville pouvait rivaliser avec Malá Strana, sans en présenter l’homogénéité. Les sculpteurs Brokoff, père et fils, Mathias Braun parèrent le pont Charles de ses plus belles statues (la pathétique sainte Luitgarde de Braun, qui fait penser à la sainte Thérèse du Bernin). La peinture avait ses maîtres, formés à Prague, œuvrant pour elle: Halbax, Petr Brandl qui prêtait un caractère dramatique à ses tableaux d’église et V. V. Reiner, au génie souple et brillant, à la fois fresquiste, peintre de chevalet et paysagiste.
    Le monument le plus remarquable de l’époque est peut-être l’église que, de 1711 à 1740, les architectes Dientzenhofer, le père et le fils, construisirent pour la maison professe des jésuites, Saint-Nicolas de Malá Strana, avec son dôme à nervures et le haut campanile chantourné qui l’assiste. À l’intérieur, un extraordinaire élan semble emporter la nef où, le long des piliers en diagonale, gesticulent les statues géantes de Platzer. Une fresque éclatante de L. Kracker (1761) occupe d’un seul champ toute la voûte et l’ensemble, cette réussite suprême de l’art baroque, peut séduire ou repousser. Certains détails pourtant y annoncent un goût nouveau; dans les mêmes années, l’architecte de Vienne, Pacassi (1716-1790), transforme l’entrée du château en ajoutant à celui-ci des ailes d’une harmonieuse élégance et, à travers la souplesse du rococo (palais de Palliardi) se révèle un goût plus apaisé, annonçant le retour à un classicisme inspiré de l’antique.

4. Du baroque au XXe siècle

    Les conditions ont changé après les guerres de la Révolution et de l’Empire. La montée d’une bourgeoisie résolue à affirmer, contre les Allemands, sa langue et sa conscience nationale tchèque, les progrès d’une civilisation industrielle, l’extension démographique (Prague passant de 72 353 habitants en 1800 à 162 323 en 1880, 223 741 en 1910, et 672 216 en comptant les faubourgs) ont ouvert d’autres voies à l’art. Chaque étape des styles successifs des XIXe et XXe siècles a été représentée à Prague, mais sans plus donner comme le baroque à Malá Strana de visage original à tout un ensemble. Au néo-classicisme et au style Empire se rattachent le théâtre des États (1781-1783), la façade sévère de la Douane (1811-1813), l’église des Piaristes dont la façade est un grand portique simple entre deux colonnes, le curieux immeuble de la maison Platejš (1820).
    La disposition de la ville s’est modifiée, dans une intention d’urbanisme (régularisation des quais le long de la Vltava, des rues entre la Vieille et la Nouvelle Ville, aménagement de l’avenue dite place Saint-Wenceslas, création de quartiers neufs: Vinohrady, Smichov). On eut besoin de nouveaux édifices pour des services publics accrus, d’immeubles de rapport. Certains monuments furent l’expression d’une volonté nationale: le théâtre, la statue équestre de saint Wenceslas œuvre de Myslbek (1912). Comme à Vienne, l’architecture admit le pastiche, que ce fût celui du gothique (église de Vyšehrad, achèvement de la cathédrale Saint-Guy, restauration des tours de la ville par Mocker) ou celui de la Renaissance (Théâtre national, par Zitek, 1883, Musée national, par Schulz, 1884). Au début du XXe siècle, le modern style (Obecní Dùm, d’Antonin Balšánek) connut un bref succès, puis la mode s’orienta vers des constructions massives, aux arêtes aiguës, aux surfaces dépouillées et, du temps de la première République, vers des réalisations fonctionnelles elles aussi très éclectiques. Les traditions ininterrompues de l’art expliquent la présence, sinon d’écoles, du moins d’ateliers authentiquement pragois et de peintres comme Josef Manes (1820-1871), de paysagistes comme Kosárek (1830-1854), Antonin Chittusi (1874-1891), de décorateurs comme Mikulaš Aleš (1852-1913), de sculpteurs comme Josef Václav Myslbek, Sucharda, Štursa, voire, vers 1925, O. Gutfreund. En même temps, Paris attire nombre d’artistes tchèques et trouve parmi eux le séduisant interprète de l’art nouveau, Alphonse Mucha (1860-1939) et l’un des créateurs de l’art abstrait, François Kupka (1871-1957). Chez les artistes demeurés ou revenus dans la ville mère (Praha maticka ), soit qu’ils peignent des paysages, des scènes historiques (Václav Brozik, 1851-1901) des portraits, soit qu’ils se consacrent à l’art graphique (Zdenka Braunerová, 1858-1934) ou à la peinture décorative (Vojtech Hynais, rideau du Théâtre national) soit même qu’ils se détachent de toute figuration, on retrouve une égale ambition de servir l’art et la cause nationale, de maintenir la capitale tchèque à son rang traditionnel et de lui conserver sa réputation de ville d’art.