ITALIE - ECONOMIE

    À l’époque où elle devint un État unifié, l’Italie était encore un pays principalement agricole. Le développement industriel du Nord était en grande partie le fait d’entreprises privées; dans le Sud, de nombreuses manufactures avaient été créées par la monarchie à des fins militaires, mais leur productivité restait faible. La politique suivie jusqu’alors dans certains États, en particulier dans le Piémont et dans le grand-duché de Toscane, était essentiellement une politique libérale qui avait stimulé les investissements dans l’agriculture. Les transformations dans ce secteur, en raison du maintien de structures particulières, n’entraînèrent pas d’exodes massifs comme on en avait enregistré en Angleterre, par exemple; d’autre part, elles permirent, avec l’augmentation des revenus, un sensible accroissement des rentrées fiscales, qui profitèrent au renouvellement de l’économie, par la construction de canaux puis de voies ferrées. Cette politique favorisa également les investissements extérieurs qui contribuèrent largement au développement ferroviaire et furent stimulés par des perspectives optimistes auxquelles l’avenir apporta un démenti. En effet, les importants déficits budgétaires de la période 1861-1865 entraînèrent une dépréciation de la lire: il s’ensuivit une rentrée massive de titres souscrits par les épargnants étrangers et la nécessité d’établir le cours forcé.
    La libération des changes à l’intérieur du pays avait provoqué une crise de la plupart des entreprises du Sud, en offrant aux plus puissantes industries du Nord de nouvelles chances de développement; c’est à cette époque que se dessine le grave «problème du Sud» avec lequel la politique économique se trouvera fréquemment aux prises sans jamais réussir à le résoudre; en fait, le déséquilibre socio-économique entre le Nord et le Midi ne fera que s’aggraver avec le temps.
    Les différentes politiques économiques pratiquées jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale n’ont réussi ni à engendrer un net développement économique, ni à réduire les déséquilibres entre régions et entre secteurs, ni à proposer un nouveau modèle d’expansion. L’agriculture et l’industrie ont connu un essor rapide au cours des «années du miracle» (1951-1960). L’Italie est devenue très vite une puissance économique dont l’influence ne cessera de croître, en particulier au sein du Marché commun. Toutefois, ces années de «croissance spontanée» n’ont pas apporté de réponse au problème du sous-développement du Sud.
    Certaines contradictions économiques et sociales se développèrent également dans le Nord et se traduisirent par des différences de perspectives dans la croissance des divers secteurs, par l’inefficacité de l’aménagement du territoire et par des disparités dans les revenus des familles. De fait, les facteurs qui avaient permis la croissance spontanée durant les années du miracle économique disparurent au cours des années soixante.
    Les restructurations devenues nécessaires ne furent réalisées qu’en partie. Les années soixante-dix furent caractérisées par la détérioration des perspectives de l’économie à cause des difficultés croissantes, dues à la décélération de la demande mondiale, surtout après la crise pétrolière de 1974, et à des taux excessifs d’accroissement de la dépense publique, celle-ci étant orientée vers l’assistance plutôt que vers une aide concrète à la croissance. Le développement de l’«économie submergée» (economia sommersa ) put compenser pendant une certaine période l’inefficacité des secteurs dominés par les grandes entreprises. Mais, à mesure que la crise économique mondiale s’aggravait, que la politique d’assistance se montrait incapable de concilier les intérêts des travailleurs avec ceux des entreprises et de réduire les tensions sociales, que l’efficacité des politiques monétaires restrictives avec lesquelles on avait tenté d’assurer l’équilibre de la balance des paiements se réduisait, accompagnée du renforcement d’effets négatifs sur la croissance économique, on ne pouvait qu’enregistrer un amoindrissement des perspectives pour l’économie italienne. Il aurait fallu adopter une politique de restructuration et interrompre la politique d’assistance pour la remplacer par une politique visant à stimuler le développement grâce à l’accroissement de la productivité pour résoudre, à long terme, le problème du chômage. Mais une telle démarche apparaissait d’autant plus difficile à réaliser que la situation politique devenait instable et les gouvernements précaires.

1. L’accès à une économie moderne

Libéralisme et corporatisme

    La politique économique de libre-échange, pratiquée après l’unification italienne, ne parvint pas à assurer la formation d’une solide assise industrielle. La protection douanière était nécessaire. Elle fut mise en œuvre à partir de 1877. En dépit d’effets néfastes dus aux impositions frappant surtout les classes laborieuses, cette nouvelle politique a contribué à l’essor de l’économie italienne; elle stimula la formation d’une industrie de base: elle encouragea la constitution de grands complexes qui, par leurs liens avec les banques, surent attirer les fruits de l’épargne paysanne; elle amena les profits à se réinvestir au service du développement industriel. Un tel essor fut néanmoins grevé par les incertitudes qui marquèrent les dernières décennies du siècle.
    À la fin du XIXe et au début du XXe siècle, l’Italie s’efforça de développer l’industrie. Mais la pratique économique qui accompagna cette évolution présentait une sorte de contradiction ou de dualité: de gros complexes s’organisèrent grâce aux financements bancaires qu’ils contrôlaient eux-mêmes, mais beaucoup de secteurs ne se développèrent qu’avec des méthodes pour ainsi dire artisanales. La concentration dans chaque secteur alla de pair avec la concentration géographique.
    Le régime fasciste adopta une politique économique d’orientation franchement libérale surtout jusqu’en 1926. Pour faire face aux crises traversées par les banques, autour de 1929, l’État s’engagea dans une puissante opération de sauvetage en instituant d’abord l’I.M.I. (Institut mobilier italien), puis l’I.R.I. (Institut pour la reconstruction industrielle); devenu propriétaire de la majorité des actions et des titres détenus par les banques, il put contrôler de nombreuses activités du secteur privé. Les entreprises furent regroupées dans des holdings financiers et conservèrent leur structure capitaliste. Le seul secteur où l’État ait pris une initiative fut celui du pétrole avec la création en 1926 de l’A.G.I.P. (Agence générale italienne du pétrole) et la nationalisation des gisements.
    Après 1945, l’A.G.I.P. intensifia les prospections du pétrole et du méthane et, en 1953, fut constituée l’E.N.I. (Ente nazionale idrocarburi, Office national des hydrocarbures), grande entreprise d’État qui prit la tête des activités pétrolières.
    Cependant, la période fasciste, libérale et corporative, est caractérisée par une expansion limitée et un faible développement des revenus.

Reconstruction et libre concurrence

    À la fin de la Seconde Guerre mondiale, un tiers environ du patrimoine italien avait été détruit; le revenu national se trouvait réduit à peu près de moitié. Les partis de la résistance antifasciste s’orientaient, dans l’ensemble, vers une politique de renouveau.
    Bien que des innovations aient été adoptées (conseils de gestion dans bon nombre d’usines), la politique économique suivie fut essentiellement libérale. Les grandes entreprises (notamment du secteur automobile) purent ainsi tirer parti des nouvelles perspectives de l’économie mondiale et de l’accroissement de la demande interne, surtout pour les nouveaux biens de consommation durables.
    Aucune initiative ne fut prise en vue de régulariser la situation des monopoles, en dépit des divers projets soumis au Parlement; aucune modification substantielle ne fut apportée non plus à l’I.R.I. ni aux holdings financiers qui en dépendaient. La nationalisation de l’énergie électrique fut effectuée en 1963, dans des conditions de nature à rendre fort douteuses ses répercussions sur l’économie italienne. En fait, c’est juste au début d’une phase de récession que les anciennes entreprises électriques furent indemnisées, elles bénéficièrent ainsi de disponibilités qui leur permirent d’absorber d’autres sociétés; ainsi, la firme Edison (chimie) fusionna avec la Montecatini (exploitation des mines, métallurgie, pétrochimie). Aucune modification importante ne fut introduite dans la législation; la réglementation juridique des sociétés reproduisit sans beaucoup de changements les dispositions du vieux code de commerce. Le système bancaire demeura pour l’essentiel régi par la loi qui, approuvée après la grande crise, avait conféré à la Banca d’Italia de larges pouvoirs de contrôle sur toute l’activité de crédit et qui avait interdit aux banques de commerce le financement à moyen et à long terme. Des lois spéciales furent adoptées en vue de faciliter le financement dans certains secteurs en crise ou insuffisamment développés, comme l’agriculture et l’artisanat, et de régulariser le crédit à moyen terme.
    La Constitution de la République s’était ouverte en 1947 à des tendances planificatrices qui ne s’étaient pas encore traduites par des mesures concrètes. De même, elle avait promulgué le droit au travail et le droit à l’assistance sociale pour tout citoyen handicapé ou dépourvu de moyens d’existence.
    En 1969, le Parlement approuva le Statut des travailleurs (Statuto dei lavoratori ) qui avait pour but de veiller sur les intérêts et les droits des travailleurs. Mais, à cause de l’attitude des syndicats, le Statut des travailleurs eut pour effet de rigidifier les structures industrielles, ce qui favorisa le développement de l’économie submergée où la protection des travailleurs est pratiquement nulle.
    Le système sanitaire national fut défini par une loi qui apportait d’importantes modifications au système d’assistance. Malheureusement, les défauts structurels des organisations sanitaires (notamment l’absence de coordinations entre les pouvoirs responsables) ne permirent pas à cette loi d’avoir les résultats souhaités. De fait, les dépenses de santé sont devenues incontrôlables.

2. La croissance «spontanée» et ses conséquences

    Le processus de transformation et de développement qui a caractérisé l’économie italienne jusqu’aux années quatre-vingt peut être subdivisé en cinq phases:
– la reconstruction, qui se termine au début des années cinquante;
– le renforcement du système industriel et de son intégration dans l’économie mondiale, qui couvre les cinq années suivantes;
– l’explosion de la société de consommation, qui s’enraye en 1963-1964;
– le développement précaire, dans plusieurs directions, à laquelle l’«automne chaud» de 1970 vient mettre un terme;
– la crise structurelle, qui s’accentue après la crise pétrolière.

Une croissance relativement stable

Reconstruction
    C’est durant la première phase que se créent les conditions préalables pour les deux phases ultérieures. La politique Einaudi-De Gasperi parvient à freiner l’inflation, et donc à préserver le pouvoir d’achat des classes moyennes (agriculteurs, employés, travailleurs indépendants) dont l’importance socio-économique se renforce au cours des phases suivantes: de fait, ces classes contribueront fortement au miracle économique, non pas, comme le préconisait Einaudi, en augmentant l’épargne, et donc les investissements, mais en rendant possible le succès rapide du nouveau modèle de développement dérivant de l’implantation en Italie du capitalisme de consommation.
    Durant cette phase de reconstruction, la politique monétaire déflationniste ne parvient pas à endiguer la dépense publique. Mais celle-ci permet une reconstruction rapide tendant à encourager un développement reposant sur les exportations, puis amplifié par l’explosion de la consommation. Les perspectives de développement des exportations qui existaient alors (conséquences des destructions qui avaient affecté l’industrie d’autres pays), favorisant quelques-uns des secteurs de l’industrie italienne (le textile en particulier), facilitèrent le processus de reconstruction, évitant qu’il n’aggrave le déficit avec l’étranger, déjà très préoccupant pour des motifs structurels.

Restructuration industrielle

    Les politiques suivies durant la phase de reconstruction rendirent possible le démarrage de la deuxième phase. Le bond en avant des investissements (qui, à eux seuls, assurèrent environ un tiers de la croissance du produit intérieur brut qui dépassa 5 p. 100) permit un développement rapide et une importante restructuration de l’industrie italienne. Les secteurs favorisés par les possibilités de l’augmentation des exportations ne furent pas les seuls à en profiter: les industries de base (métallurgie et industrie chimique) enregistrèrent aussi des taux d’accroissement élevés. Les entreprises contrôlées par l’État (par l’I.R.I. et par l’E.N.I.) contribuèrent à renforcer ce processus en stimulant certains marchés oligopolistiques (sidérurgie, matières plastiques et engrais chimiques). La libéralisation du commerce mondial améliora encore les perspectives d’accroissement des exportations, qui augmentèrent à des taux de plus de 10 p. 100 (11,5 p. 100), alors que les importations enregistraient des taux plus modérés (au-dessous de 9 p. 100). C’est ainsi que furent créées les conditions nécessaires au rééquilibrage des comptes avec l’étranger. De fait, le processus de développement qui caractérise cette phase diffère de celui qui, selon le plan de développement élaboré en 1954 par E. Vanoni, devait être réalisé par une action consciente de l’État: au lieu d’un développement extensif, qui visait directement la mise en valeur de la force de travail disponible pour aboutir à un rééquilibrage Nord-Sud, ce développement fut intensif et avait pour but d’accroître l’efficacité du système de production, de le restructurer en fonction des nouvelles orientations de la demande et des progrès de la technologie pour lui permettre notamment de tirer parti des perspectives qui pouvaient être envisagées à la suite de l’évolution de l’économie mondiale. Le développement extensif fut un effet indirect, tant de l’accroissement rapide des exportations que de l’expansion de la consommation interne que l’on commençait déjà à enregistrer. L’exode des paysans des campagnes – qui atteignait déjà des proportions importantes – et l’expansion de l’emploi dans le secteur tertiaire et dans l’administration publique (le nombre des fonctionnaires enregistrait un taux d’accroissement annuel de près de 2 p. 100) rendirent possible un gonflement de la consommation privée, sous la poussée aussi de nouveaux modèles de consommation importés des pays plus développés (notamment des États-Unis). Ce fut au cours de cette deuxième phase que commença à se manifester une interaction fructueuse entre l’accroissement des exportations et le développement de la consommation interne. Ces deux mouvements permirent la mise sur pied, dans bon nombre d’industries, de nouvelles structures d’organisation et de nouvelles technologies (à la suite aussi du réveil de certains marchés oligopolistiques) où dans le passé la politique corporative avait favorisé les ententes). Plus généralement, les salaires augmentèrent moins rapidement que la productivité: l’accroissement des profits s’accéléra, ce qui encouragea et permit les investissements nécessaires à la création des nouvelles structures de production. Il en résulta un développement accru des exportations: la croissance du revenu disponible entraîna celle de la consommation interne. Ce phénomène fut intensifié par la politique salariale, suivie par les syndicats et par la politique fiscale qui engendra la formation de couches privilégiées, au sein de la classe ouvrière, à même de s’adapter aux nouveaux modèles de consommation: un nombre toujours plus grand de couches sociales s’intégra au nouveau système. Ce qui, d’une part, tourna à l’avantage des politiques de restructuration destinées à renforcer le système de production en fonction de l’évolution des relations économiques internationales et de la mise en marche de la révolution de la consommation, et, d’autre part, concourut à la stabilisation du système politique. De fait, on ne demandait aux gouvernements que de laisser faire l’élan moteur résultant des processus spontanés qui étaient enregistrés sur les marchés internes et internationaux.

Explosion de la consommation
    La troisième phase recueillit les fruits de ce renforcement du système industriel. La consommation privée se développa à des taux annuels voisins de 6 p. 100. L’interaction entre la dynamique de la consommation privée et les exportations s’intensifia (le taux de croissance des exportations atteignit 12,4 p. 100). Les investissements restèrent importants, sans atteindre toutefois le niveau exceptionnel de la phase précédente. Cependant, l’explosion de la société de consommation entraîna également une augmentation rapide des importations, encore accrues par la politique inadéquate de développement de l’agriculture.
    Le rôle de l’État, défini essentiellement en fonction du type de développement requis par le marché, ne fut pas sans conséquences sur la dynamique de l’économie. La réalisation du grand réseau de voies de communication, nécessaire au nouveau modèle de développement, et le gonflement de la dépense publique (qui, durant la période 1957-1964, augmenta de 118 p. 100 alors que l’on enregistrait une augmentation du revenu national de 94 p. 100) contribuèrent à maintenir élevé le pouvoir d’achat et surtout à renforcer les couches de la population qui étaient le mieux à même de réaliser les nouveaux modèles de consommation.

Le ralentissement de la croissance et la crise des années soixante-dix

    Le passage de la troisième à la quatrième phase fut déterminé non seulement par les changements sur le marché du travail mais aussi par le fait que la révolution de la consommation avait été sous-évaluée et que l’on n’avait pas, ou presque pas, pris conscience des problèmes de restructuration qui se posaient à l’économie italienne, compte tenu des modifications qui s’annonçaient déjà dans la division internationale du travail. Le marché du travail se révéla bien différent des modèles théoriques qui présupposaient une certaine homogénéité de l’offre: les goulets d’étranglement qui apparurent dans certains secteurs – en même temps que d’autres connaissaient des formes de travail précaire, d’emploi improductif ou d’excès d’offre – encouragèrent une augmentation sensible des salaires surtout dans les petites entreprises qui rencontraient de plus en plus de difficultés à recruter une main-d’œuvre qualifiée. En 1963, le taux de croissance des salaires dépassa pour la première fois le taux de croissance de la productivité. À cause aussi de la proximité des élections, le gouvernement réagit en permettant un gonflement du crédit qui, en raison du manque d’efficacité de la politique économique et des stratégies inadéquates de certaines grandes entreprises, provoqua une détérioration préoccupante des comptes avec l’étranger. La quatrième phase débuta donc par une politique déflationniste qui mettait un terme à la phase prolongée de croissance relativement stable qui avait marqué la période dorée du miracle économique.

L’échec de la programmation
    Durant la quatrième phase, on assista à la chute des investissements et au ralentissement de la croissance de la production industrielle. Les restrictions du crédit, la modération des syndicats, les restructurations qui purent être réalisées surtout dans les secteurs caractérisés par la présence de petites entreprises ainsi que les différentes tentatives (raccourcissement des délais, par exemple) faites pour augmenter le rendement permirent à l’économie italienne de tirer grandement parti de l’expansion du commerce international. Les exportations purent s’accroître plus vite que les importations, compenser l’affaiblissement de la demande interne, limité, il est vrai, par la politique fiscale. Le ralentissement du prélèvement fiscal et certaines formes d’élargissement de la dépense courante purent maintenir une croissance constante du pouvoir d’achat. Dans l’agriculture, l’emploi continua à reculer face à une industrie qui parvint à augmenter très faiblement, il est vrai, le niveau de la main-d’œuvre employée: le plus grand apport à la croissance de l’emploi provint de l’administration. Au cours de cette phase, le rôle des entreprises à participations de l’État changea. Alors que durant les phases précédentes elles s’étaient pratiquement comportées comme des entreprises indépendantes qui comptaient sur les profits réalisés et sur les ressources qu’elles étaient capables d’accumuler pour réaliser leurs programmes – certaines se montrant plus agressives, d’autres acceptant plus ou moins sciemment les stratégies des grandes entreprises privées –, durant cette quatrième phase, les entreprises à participation d’État furent de plus en plus assujetties au pouvoir politique pour leurs financements. Les intérêts du pouvoir politique et ceux des différents partenaires sociaux convergèrent pour encourager une croissance de ce secteur dont la fonction essentielle était de soutenir la demande plutôt que de servir de moteur à l’ensemble de l’industrie. Avec le passage de la troisième à la quatrième phase, les conditions étaient réunies pour une politique efficace de programmation. À cause de la possibilité qui s’offrait au gouvernement d’utiliser le système des entreprises à participation d’État pour mettre sur pied une politique industrielle active visant à moderniser le système de production; à cause de la nécessité de lancer une politique sérieuse de réformes pour favoriser le plein-emploi; à cause de l’incapacité toujours plus évidente du système à résoudre spontanément le problème des régions arriérées et sous-développées (surtout le Sud) et des secteurs caractérisés par une stagnation de la technologie (l’agriculture et certains secteurs du tertiaire). La programmation était devenue la bannière sous laquelle se rangeait la nouvelle coalition de centre gauche; elle ne dépassa pas le stade du désir utopique des hommes politiques et des économistes, et finit par ne fournir qu’un alibi aux politiques d’expansion de la dépense publique. Les raisons de cet échec sont nombreuses. On peut citer, d’une part, le comportement des partenaires sociaux: alors que les syndicats étaient méfiants (surtout la C.G.I.L. qui souffrait des conséquences du comportement du Parti communiste italien laissé de côté dans l’opposition), les industriels, toujours plus désireux de tirer parti des possibilités offertes par l’expansion de l’économie mondiale, considéraient la programmation comme le contexte où il devenait possible de concevoir et de mettre en œuvre une politique des revenus. On peut mentionner, d’autre part, les contrastes au sein du monde de la production caractérisé par une répartition inégale du pouvoir politique et économique: après le «boom» du début des années soixante, le secteur de la construction enregistra un ralentissement sensible. L’augmentation des coûts et le blocage des loyers contribuèrent, avec les lacunes et le manque d’efficacité des programmes d’urbanisme, à ralentir la construction de logements: ce ralentissement fut retardé et atténué par la spéculation immobilière, et compensé par ailleurs par un développement accéléré de la construction des résidences secondaires. Le blocage des loyers avait, en réalité, joué en faveur du type de développement qui caractérisa la troisième phase et que l’on tenta de relancer durant la quatrième phase: le pouvoir d’achat accru, qui était ainsi garanti aux familles, entraînait une demande plus soutenue des nouveaux biens de consommation. Le secteur de la construction, qui était potentiellement intéressé par une politique de programmation propre à résoudre le problème du logement, avait un pouvoir inférieur à celui d’autres secteurs (l’automobile, par exemple) qui n’étaient intéressés que par la croissance, quelle qu’elle fût, du pouvoir d’achat et par la création des conditions nécessaires à un développement ultérieur des exportations; pour remédier au risque d’une perte de compétitivité, le gouvernement Andreotti-Malagodi dévalua la monnaie.

Crise pétrolière, crise structurelle
    L’échec de la programmation s’accompagna alors de la crise de la coalition gouvernementale de centre gauche. L’explosion de la lutte syndicale mit un terme à la quatrième phase. Les raisons du changement de position des syndicats et du succès de leur nouvelle politique furent nombreuses. La contestation étudiante vint étayer les nouvelles orientations syndicales et s’en trouva à son tour renforcée. Il reste toutefois à expliquer le comportement indécis et équivoque des forces politiques face à la contestation étudiante.
    L’explosion syndicale fut certainement due en grande partie au sentiment de frustration engendré par la façon dont les entreprises, livrées à elles-mêmes, tentèrent d’améliorer le rendement et au fait que les problèmes du logement et d’autres services sociaux d’importance fondamentale n’étaient toujours pas résolus. La déception du Parti socialiste italien – au sein duquel certains courants libertaires se renforcèrent – face à l’échec de l’expérience de centre gauche, ainsi que le durcissement de l’opposition du P.C.I. facilitèrent le grand tournant syndical. Celui-ci fut favorisé par le comportement dépourvu d’hostilité excessive des secteurs industriels (et notamment de l’industrie automobile) qui visaient surtout au développement des nouvelles consommations et qui pouvaient donc tirer profit de l’augmentation des salaires, même si une telle augmentation aboutissait à la réduction du taux moyen de profit avec des conséquences négatives pour les perspectives de croissance à moyen terme de l’économie dans son ensemble. En outre, les dévaluations répétées de la lire permettaient à ces secteurs de maintenir leur compétitivité sur les marchés mondiaux.
    La cinquième phase fut caractérisée par un processus de déqualification du système. La lutte oligopolistique dégénéra. On enregistra ainsi, à cause aussi du pouvoir politique de certains groupes et de la complaisance de certains établissements de crédit, une expansion des capacités de production dans certains secteurs de la chimie de base et de la pétrochimie – expansion qui se poursuivit même après la crise pétrolière. L’industrie de l’automobile s’endormit sur ses lauriers, quelque peu fanés et recula devant la concurrence étrangère: l’emploi s’hypertrophia et la productivité s’effondra en raison notamment de l’absentéisme et du climat particulier qui, avec le grand tournant syndical, avait envahi les usines. Certaines industries parvinrent à se restructurer (comme l’industrie textile et l’industrie alimentaire) en introduisant toutefois dans quelques grosses entreprises le système de participation d’État et en encourageant l’économie submergée.
    Les effets de ce processus furent en partie compensés par le développement de l’économie submergée et par la vitalité croissante de nombreux secteurs de la petite entreprise. Paradoxalement, les difficultés de recrutement de la main-d’œuvre et le fait qu’après l’approbation du Statut des travailleurs il n’était plus avantageux, abstraction faite des niveaux atteints par le coût du travail, d’engager de nouveaux travailleurs, servirent d’aiguillon au progrès technologique dans le secteur des petites entreprises.
    C’est ainsi que furent particulièrement encouragés les secteurs des machines-outils, notamment ceux des machines à contrôle numérique et de l’automatisation, qui s’affirmèrent même à l’étranger. Dans le secteur de l’économie submergée, la vigueur de l’initiative industrielle se trouva renforcée par des avantages particuliers (faible coût de la main-d’œuvre recrutée au marché noir, alimenté par la mise en chômage technique de très nombreux travailleurs; travail fourni par les ouvriers à domicile; possibilités de limiter les charges fiscales...).
    Alors que le développement de l’économie submergée, qui maintenait les exportations à des niveaux élevés, permettait de compenser certains effets du processus de déqualification du système économique, le système social conservait un minimum de stabilité grâce à une sorte de «compromis souterrain» entre syndicats, certains secteurs de l’industrie et l’économie submergée. C’est ainsi que furent sollicitées de l’État des interventions qui permirent aux entreprises de garantir aux travailleurs un salaire croissant et la stabilité de l’emploi (fiscalisation des charges sociales, dévaluation, sauvetage des entreprises menacées, financement des pertes). La Cassa Integrazione Guadagni, qui assurait une rémunération aux travailleurs non utilisés par les entreprises mais toujours inscrits sur la liste de leurs salariés, permettait de disposer ainsi d’une masse de main-d’œuvre au marché noir.
La réalisation du compromis fut rendue possible par l’expansion, à des rythmes croissants, des dépenses publiques qui devait non seulement faciliter ce compromis (fiscalisation des charges sociales et financement des pertes), mais aussi atténuer les contrastes qu’il finissait par engendrer en détériorant les perspectives de ceux qui se trouvaient en marge du système (notamment les jeunes) et en aggravant la situation d’abandon et de pauvreté des couches non protégées de la classe ouvrière.

Les résultats insuffisants de l’expérience de solidarité nationale

    Durant la septième législature (1976-1979), les conditions semblaient favorables à la solution des problèmes structurels du système économique et social italien. En effet, certaines lois qui auraient dû permettre de résoudre des problèmes structurels furent approuvées, notamment la loi sur la restructuration industrielle, la loi sur la restructuration financière et la loi pour les jeunes. La loi sur la restructuration industrielle, péniblement élaborée, avait dû concilier un grand nombre de positions dont certaines étaient issues non pas de nécessités sociales ou économiques, mais des exigences traditionnelles de mouvements politiques et syndicaux: il en résulta des institutions à la définition vague, comme celles qui devaient résoudre le problème de la mobilité du travail, et des procédures trop complexes qui, d’une part, rendaient impossible l’intervention de l’État et, d’autre part, bloquaient encore davantage les efforts déployés par le management pour restructurer les entreprises en crise. Le problème des entreprises à participation d’État, au lieu d’être examiné séparément sous ses deux aspects (processus d’assainissement et création d’institutions et de procédures destinées à assurer le fonctionnement normal du système toujours plus fragile, surtout en matière d’allocation de fonds, allocation exposée aux aléas des événements politiques), fut traité dans la question plus générale de la restructuration industrielle. Le Parlement élimina du projet de loi présenté par le gouvernement la référence aux opérations de restructuration financière qui, pourtant, auraient dû être associées aux opérations de restructuration et de reconversion de la production. Dans un second temps, une loi pour la restructuration financière fut adoptée mais en des termes tels qu’elle ne pouvait plus s’appliquer à la situation de grave crise structurelle qui caractérisait certains complexes importants du secteur chimique (Sir, Liquigas et groupe Monti notamment). La vérité est que, pendant que certains partis politiques jugeaient scandaleux d’octroyer des fonds publics à des entreprises privées en crise sans proposer pour autant le passage de ces entreprises au secteur public (ce qui se fera plus tard, avec le second gouvernement Cossiga, plus ou moins subrepticement, et aggravera encore plus le processus de déqualification du système des entreprises à participation de l’État), d’autres courants et hommes politiques, que d’aucuns soupçonnent d’avoir favorisé les groupes en crise et d’en avoir retiré des avantages, fondaient leurs espoirs sur des expédients susceptibles de ramener ces entreprises, à la faveur de la conjoncture internationale, à des conditions normales. Un outil destiné à assurer un meilleur emploi des moyens publics pour l’assainissement des entreprises en crise avait été élaboré par le ministre R. Prodi, avec la loi qui prévoyait pour certaines entreprises de remplacer la faillite par des procédures particulières après désignation par le gouvernement d’un commissaire ad hoc. Cependant, aucune action cohérente ne fut entreprise pour résoudre le problème de la restructuration industrielle qui fut abandonné de fait à la loi du marché et qui put être partiellement résolu grâce au développement de l’économie submergée et à la possibilité pour certaines entreprises de modifier le niveau de l’emploi.
    La loi sur les jeunes finit par être intégrée à la politique d’assistance sociale. Les réformes (réforme sanitaire et réforme universitaire, mise en œuvre seulement en partie et avec du retard) furent conçues sans prendre dûment en compte les problèmes de restructuration et de réorganisation (et de responsabilisation) qui restaient à résoudre et, dans certains cas (réforme universitaire), essentiellement en vue d’élargir et de renforcer les privilèges corporatifs.
    En effet, durant la septième législature, il s’était créé seulement un petit nombre de conditions nécessaires pour aborder les problèmes structurels. Même les conditions qui purent être réalisées révélèrent rapidement leur caractère précaire, surtout à la suite de la disparition d’Aldo Moro. Il manquait, au sein des partis, une nette prise de conscience des problèmes réels du pays. Il est vrai que l’adoption de la part des syndicats de comportements plus modérés, ce qui représenta peut-être le moment le plus significatif de la politique de solidarité nationale, et l’adoption de politiques fiscales et monétaires permirent d’aborder et de résoudre les graves problèmes qu’avait fait surgir la crise de la lire en octobre 1976. Ces succès conjoncturels ne menèrent pas toutefois à la prise de conscience des problèmes structurels qui se posaient non seulement dans le système économique, mais aussi dans le système socio-politique – autrement dit, il fallait créer les conditions pour que le compromis souterrain pût être remplacé par un nouveau système plus ample, plus stable et plus souple. Accentuant les divergences entre les partis, les événements politiques accrurent la précarité du gouvernement – et aboutirent à la fin prématurée de la législature.

3. L’intervention de l’État et la nécessité d’une planification

    Des interventions de l’État furent conçues afin de résoudre les problèmes économiques et sociaux de l’agriculture et le sous-développement du Sud.
La première loi de réforme agraire, la loi Sila pour la Sicile, région où éclatèrent les manifestations les plus sérieuses, fut mise en application en avril 1950; elle fut suivie d’une autre réforme, celle de la «loi de réduction» (legge stralcio ), qui tendait à développer la petite propriété agricole par le morcellement des grands domaines. Mais l’opération fut conduite de manière hésitante et incomplète; et l’on ne fit aucun effort pour discerner les exigences qui se manifestaient dans ce secteur, en liaison avec le développement du monde industriel.
    Certaines structures commerciales, l’absence de politiques efficaces visant à accélérer le progrès technologique en matière de cultures et d’élevage, l’orientation des politiques d’aménagement du territoire qui encouragèrent l’urbanisme et le renforcement des cultures industrielles, tous ces facteurs contribuèrent à maintenir dans l’agriculture, et surtout dans certaines régions, des niveaux de productivité insuffisants et des rigidités qui eurent des effets négatifs sur la balance des paiements.
    Bon nombre d’initiatives furent prises pour accélérer le développement économique du Sud. En 1950, la Cassa per il Mezzogiorno fut créée afin de réaliser et de coordonner des travaux d’intérêt public dans les régions méridionales.
    Toute une série de lois fut approuvée pour encourager de nouvelles initiatives industrielles dans le Sud et pour stimuler la croissance économique par la réalisation de projets spéciaux, visant également à créer certaines conditions d’infrastructure pour le développement économique. Toutefois, la politique d’industrialisation du Sud ne parvint jamais à des résultats satisfaisants et durables.
    Plusieurs obstacles s’y opposèrent: les moyens appropriés faisaient défaut en matière d’urbanisme; ainsi, les sociétés chargées des zones industrielles n’avaient pas de pouvoirs efficaces et disposaient de ressources financières parfaitement insuffisantes; en outre, il n’y avait pas au niveau national de politique industrielle qui pût fournir les indications nécessaires à l’établissement des choix prioritaires et à l’orientation des activités des entreprises du secteur public; de plus, le nombre des zones urbaines et des noyaux de développement industriel était trop élevé; enfin, les initiatives prises par les différents organismes pour le développement du Sud (Cassa per il Mezzogiorno, État, provinces, communes...) manquaient de coordination.
    Les lacunes de la politique agricole et l’absence d’une politique d’encouragement du tourisme contribuèrent à l’échec de la politique de développement du Sud où les tensions sociales ne furent contenues qu’au prix de mesures d’assistance qui eurent des effets négatifs sur l’ensemble de l’économie italienne.
    En revanche, l’agriculture et le Midi constituaient d’importantes réserves de main-d’œuvre, ce qui permit de maintenir les salaires à un bas niveau et d’alimenter le processus de croissance qui se déploya à un rythme particulièrement accéléré entre 1951 et 1961.
    À l’échelon tant national que régional, les tentatives pour mettre en œuvre une politique de planification échouèrent. À la suite du développement accéléré qui caractérisa les années cinquante et le début des années soixante – dont la principale conséquence fut un fort accroissement des mouvements migratoires de la population, sans compter la spéculation foncière et immobilière, l’aggravation des différences entre le secteur industriel et les autres secteurs de l’économie –, on tenta de réaliser des programmes de planification régionale par exemple dans l’Ombrie et dans le Piémont, mais ces tentatives furent vouées à l’échec.
    En fait, les études et suggestions émanant des régions ne furent pas vraiment exploitées lors de la rédaction du premier plan quinquennal (1965-1970), dont la principale nouveauté consistait à rechercher, pour les dépenses publiques, de nouvelles structures permettant un développement plus équilibré de la consommation sociale.
    Après l’échec du ministère Sullo qui tenta, en 1973, de rédiger une loi organique sur l’urbanisme, on voulut essayer de réglementer ce secteur à l’aide d’interventions et de lois partielles qui, en définitive, ne parvinrent pas à créer les conditions d’un développement concret et continu de l’industrie de la construction. En 1980 fut adoptée une loi destinée à contrôler les loyers: la loi dite de l’equo canone . Mais, à cause de l’inflation, cette loi n’a pas réussi à assurer une rentabilité adéquate au capital foncier, si bien que les logements disponibles n’ont plus été offerts à la location, mais ont été mis en vente à des prix dépassant nettement le montant réévalué des loyers. La conséquence en est qu’il est devenu presque impossible de trouver un logement à louer au prix établi par la loi de l’equo canone régissant le blocage des loyers.
    L’échec des tentatives de planification s’explique, d’une part, par l’approche uniquement macroéconomique des problèmes, par le fait qu’on n’a pas su créer les outils et les conditions institutionnelles pour la mise en œuvre d’une telle politique, et, d’autre part, par le caractère de politique à court terme qui afflige constamment l’économie italienne. De plus, une telle situation se trouve favorisée par le comportement des partenaires sociaux et par l’horizon par trop limité des gouvernements, conséquence directe de l’instabilité politique.
    En effet, les seuls moyens efficaces dans le domaine économique sont les moyens monétaires; ils sont actifs surtout lorsqu’il importe de contenir l’expansion de la demande. Mais les dépenses publiques ne constituent pas, malheureusement, un recours efficace en cas de crise, à cause des lenteurs administratives qui empêchent de prendre au moment voulu les décisions relatives à de telles dépenses. De plus, la rigidité et l’inefficacité de l’administration réduisent les possibilités qu’aurait l’État d’accroître les dépenses productives et de mettre ainsi en œuvre une politique à long terme. Alors que les dépenses publiques susceptibles d’améliorer les perspectives de l’économie tendent à diminuer par rapport au revenu national, les dépenses courantes s’accroissent à un rythme insoutenable, favorisant les processus inflationnistes, eux-mêmes soutenus par le mécanisme d’indexation des salaires qui a été renforcé en 1974.

4. La marche vers l’Europe

    L’évolution de l’économie, au cours des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, a confirmé et accentué les tendances précédentes. Certaines différences se sont accusées; l’absence d’État pour la programmation, sa présence trop pesante dans les secteurs qu’il contrôle, ainsi que les excès de la pression politique ont exaspéré les difficultés internes. Un espoir est né de l’approche des échéances européennes: tous les acteurs de la politique et de l’économie, pour des raisons diverses et souvent contradictoires, voyaient dans l’intégration européenne une possibilité de salut. Pourtant, le pays est bien loin de satisfaire aux critères définis à Maastricht, et d’énormes progrès restent à faire pour atteindre l’équilibre budgétaire, assainir les finances publiques, faire baisser les taux d’intérêt, maîtriser l’inflation et diminuer la dette publique. L’Italie peut apparaître comme un État en proie à de fortes difficultés économiques, mais le pays réel fonctionne au jour le jour, et ses citoyens, dans leur ensemble, ont un niveau de vie assez élevé selon les standards européens.

Mutations, forces et faiblesses des secteurs traditionnels

L’agriculture et l’élevage
    L’économie a continué son évolution vers une société postindustrielle: l’agriculture est devenue de plus en plus performante tandis que les effectifs employés diminuaient fortement. La productivité a augmenté de 53 p. 100 de 1982 à 1991, soit une croissance de 5 p. 100 par an. L’exode rural des décennies précédentes a porté à deux types d’exploitations: les très petites unités de culture intensive à structure familiale (primeurs, fruits, productions méditerranéennes et agrumes), et les grands domaines employant une main-d’œuvre spécialisée et des techniques modernes (automatisation, recours à la chimie pour l’augmentation des rendements et organisation en coopératives pour le conditionnement et la commercialisation des produits). Un bon exemple est représenté par le secteur vinicole où l’établissement de règles strictes et la classification des vins en dénomination d’«appellation contrôlée» et d’«appellation contrôlée garantie» ont rendu fiable au niveau international une récolte jusqu’alors individualiste et de qualité variable.
    L’élevage est passé au stade industriel avec l’installation, dans la plaine du Pô essentiellement, d’entreprises laitières ou porcines en cycle intégré, qui utilisent les sous-produits de l’agriculture et permettent d’obtenir de forts rendements. Les liens entre l’agriculture, l’élevage et l’agro-alimentaire se sont étroitement resserrés et ont donné une cohérence et une forte compétitivité à l’ensemble du secteur. Ces mutations ont eu des conséquences sur la qualité de la production, qui s’est améliorée, mais en s’homogénéisant et en perdant parfois ses spécificités. Surtout, le recours intensif aux engrais, aux insecticides, aux désherbants, ainsi que le développement de l’élevage porcin ont entraîné une forte pollution des sols, des cours d’eau, des nappes phréatiques et même des mers. La prise de conscience écologique n’a été que tardive, et la vigilance devrait permettre d’atténuer les nuisances.

L’industrie
    L’industrie s’est développée à plusieurs vitesses, et les différences se sont creusées. Pour l’ensemble du secteur, la productivité a augmenté de 36 p. 100 de 1982 à 1991, soit 3,4 p. 100 par an.
    La dépendance chronique en sources d’énergie et en matières premières a constitué une grave difficulté. En effet, les possibilités d’aménagement hydro-électrique étant désormais saturées, le recours aux approvisionnements étrangers pour le pétrole et le gaz a pris un caractère contraignant. Les hésitations et d’apparentes contradictions et incohérences de la politique italienne envers les pays du Moyen-Orient ou d’Afrique s’expliquent non par des raisons diplomatiques, mais par des causes économiques: il convenait d’accepter certaines concessions pour assurer la continuité de la fourniture d’hydrocarbures indispensables à la vie du pays. Cette dépendance a encore été accentuée après le référendum de novembre 1987, qui a totalement bloqué le recours à la production d’énergie nucléaire.
    Trois grands secteurs de l’industrie fonctionnent en parallèle et avec des fortunes diverses: des P.M.E. nombreuses et performantes, quelques grands groupes privés qui subissent de nombreuses turbulences, et un domaine contrôlé par l’État (l’État et l’économie) qui, au cours des années, est devenu de plus en plus monstrueux et de plus en plus inefficace.
    Le tissu des P.M.E. s’est étendu et diversifié. Les caractères qui en font la force sont leur petite taille, leur adaptabilité, leur esprit d’innovation, la souplesse de la distribution et de la commercialisation, enfin, leur organisation en systèmes territoriaux (localismi ) à vocation monosectorielle ou plurisectorielle, mais d’ambition parfois multinationale; Benetton et Stefanel sont, dans le secteur de l’habillement, deux exemples spectaculaires. La structure essentiellement familiale de ces P.M.E. réduit le recours aux banques, puisque le plus souvent elles s’autofinancent, comme leur dépendance vis-à-vis des syndicats et de la législation sociale, puisque le bassin de l’emploi peut s’adapter aux besoins de la conjoncture (avec, évidemment, des dérapages possibles et des excès dans le mépris des contraintes sociales, le non-paiement des cotisations et des charges, et la précarité de l’emploi). Ces petites entreprises, en se regroupant par secteur ou en employant collectivement les services de spécialistes financiers, de marketing ou du conseil, ont réussi une spectaculaire percée nationale et internationale dans les secteurs traditionnels du textile (zone de Prato), des céramiques (zone de Sassuolo), du cuir (Toscane), des meubles (vallées alpines) et de l’électroménager (Vénétie), mais aussi, et de plus en plus, dans le tertiaire avancé: l’Italie a créé, en quelques années, des entreprises de pointe, à la technologie d’avant-garde, qui exportent leur savoir-faire et leurs techniciens dans divers pays développés, ainsi que dans le Tiers Monde et dans les pays de l’ex-bloc communiste. Toutes ces entreprises souffrent pourtant de leur petite taille et de leur sensibilité à la conjoncture.
    Les années quatre-vingt ont vu également la montée en puissance de cinq grands groupes privés dirigés par des condottieri de forte personnalité, mus par une grande ambition pour eux-mêmes et pour la firme qu’ils dirigent. Fiat occupe la première place dans la classification nationale. Elle contrôle 600 sociétés dans 52 pays. Son chiffre d’affaires est de l’ordre de 60 000 milliards de lires (en 1992), et elle emploie près de 300 000 salariés. Fiat a joué la diversification, et la construction automobile ne représente plus que la moitié de ses activités. Au début des années quatre-vingt-dix, son directeur, Giovanni Agnelli, prend conscience de la nécessité d’un recentrage et d’une restructuration: faute de nouveaux modèles et d’innovations technologiques, Fiat perd des parts de marché; l’hétérogénéité des autres secteurs, qui vont du textile à la distribution en passant par le ferroviaire, l’aviation, les télécommunications et l’édition, résiste mal à la concurrence étrangère. Ferruzzi est le premier groupe agro-industriel de la Communauté européenne. Son ascension a été fulgurante grâce à Raul Gardini qui a su s’allier avec des groupes prestigieux de l’agro-alimentaire et de la chimie, ou les absorber. Des dissensions internes, l’implication de Gardini dans des scandales de corruption et son suicide en 1993 laissent la société dans une situation délicate. Carlo De Benedetti a restructuré Olivetti depuis 1979 avant d’étendre l’empire de la C.I.R. (Compagnie Industriali Riunite) à de nombreux secteurs financiers, immobiliers, et éditoriaux dans divers pays européens. Pirelli est une des dernières entreprises familiales qui ait préservé son activité essentielle d’origine avec les pneumatiques, même si les câbles, la literie et d’autres productions diversifiées ont désormais une part importante. Le groupe Fininvest, enfin, est fortement déterminé par la personnalité de son manager, Silvio Berlusconi, qui a su passer de l’immobilier à la communication, l’audiovisuel et la publicité. Son image médiatique donne un exemple de ce nouveau capitalisme italien qui innove, restructure, modernise et s’internationalise.

L’État et l’économie
    Le secteur à participation de l’État s’est étendu au-delà de toute mesure et selon des critères qui répondaient à des besoins conjoncturels immédiats et non à une programmation d’ensemble. Il devait contribuer à la paix sociale par le développement du Midi et limiter les risques de chômage. Mais l’accumulation hétéroclite, au sein de l’I.R.I., de l’E.N.I. et de l’E.F.I.M., d’entreprises en difficulté ou considérées comme d’importance stratégique était ingouvernable et a entraîné des pertes énormes, financées sur fonds publics. Les liens très étroits de dépendance entre ces industries et le monde politique à travers la lottizzazione (partage des présidences de ces sociétés en fonction de l’importance des partis au pouvoir) ont conduit à de graves dérapages et à des scandales politico-financiers sur les pots-de-vin et le financement occulte des partis (Tangentopoli ). Les juges essaient d’assainir la situation par l’opération Mani pulite («mains propres»). Les privatisations en cours devraient donner davantage de souplesse et de compétitivité à des secteurs qui seraient performants s’ils étaient gérés en fonction de critères purement économiques. L’État a mélangé ses fonctions normales de législateur, de responsable de la monnaie, de redistributeur de revenus, de gestionnaire de l’administration et celles d’entrepreneur et d’employeur. Il a outrepassé son rôle de régulateur pour devenir créateur direct d’une part importante de la demande et de l’offre dans un nombre croissant d’activités. Jusqu’au gouvernement Amato (juin 1992), il y a eu confusion croissante entre ces différentes fonctions et déresponsabilisation des dirigeants qui n’étaient pas conscients des implications financières de leurs choix.

Les conséquences sociales
    La crise généralisée du début des années quatre-vingt-dix a accentué les problèmes de la balance des paiements, de l’inflation et de l’emploi. Le chômage s’est aggravé de façon alarmante, avec une moyenne nationale de 12 p. 100, et de forts déséquilibres: 8 p. 100 dans le Nord, mais 20 p. 100 dans le Sud et, surtout, une augmentation préoccupante du chômage des jeunes. Les causes sont multiples: la mécanisation et la tertiarisation, l’organisation par secteur des syndicats et leur rigidité, le manque de mobilité des travailleurs, les difficultés pour créer une entreprise (problèmes de crédits et de manque de formation scolaire et professionnelle), les taux d’intérêts élevés, le développement excessif des emplois dans l’administration publique, qui est un frein pour l’initiative dans le privé.
    L’inflation a été un handicap constant, et l’Italie est restée à un niveau de taux supérieur à celui des autres pays développés: 10 p. 100 en 1950, 17 p. 100 en 1960, 5,2 p. 100 en 1970, 21 p. 100 en 1980 et 5,2 p. 100 en 1992. Malgré la baisse du prix du pétrole et du coût du travail, l’inflation n’est pas jugulée, même si la nature de ses causes a changé: elle est maintenant l’effet de l’accroissement du prix des importations dû à la faiblesse du change de la lire par rapport au dollar et au deutsche Mark, de la forte augmentation des tarifs après une tentative d’assainissement des services publics et du maintien à un taux élevé du loyer de l’argent pour attirer sur le marché italien les capitaux indispensables.

La place de l’Italie dans le monde

Un des sept «grands»
    Pourtant, l’Italie a réussi à maintenir un fort taux de croissance qui la classe en deuxième position parmi les pays du G7, après le Japon. L’internationalisation de l’économie s’est accentuée: les tentatives de prises de participation ou de contrôle d’importantes entreprises étrangères, aux États-Unis mais surtout en Europe, ont été nombreuses, à l’initiative de C.I.R.-Olivetti, Ferruzzi, Fiat, Pirelli, Montedison, Banca Commerciale Italiana (Comit), Assicurazioni Generali... En outre, les investissements étrangers en Italie ont rapidement augmenté, dans le secteur des produits industriels et surtout dans celui du crédit et des assurances. Le «made in Italy» est désormais un label de qualité pour le design, la mode, le cuir et aussi le tertiaire avancé. Pourtant, parmi les pays du G7, l’Italie a le plus fort taux d’inflation et de chômage, une croissance démographique proche de zéro, le plus fort déficit public et, d’après la Cour des comptes, elle est le pays qui dépense le plus mal l’argent public.

L’Europe
    Beaucoup d’Italiens ont espéré une solution européenne: le pays étant fortement décentralisé et l’autonomie des vingt régions relativement forte, la création d’une Europe des régions permettrait d’éviter la coupure traditionnelle Nord/Sud. La Lombardie, le Piémont, la Ligurie, l’Émilie-Romagne sont au niveau des Länder d’Allemagne occidentale, de l’Île-de-France et du Benelux pour le P.I.B. et le niveau de pouvoir d’achat. La Sicile, la Sardaigne, la Calabre, la Campanie et la Basilicate sont compétitives par rapport à certaines provinces espagnoles, au Portugal, à la Grèce, à l’Irlande et aux Länder de l’est de l’Allemagne. Une solution fédéraliste permettrait donc de dédramatiser les clivages actuels et d’internationaliser les solutions.
Mais il s’agit là de mutations politiques et sociales plus que de réactions économiques. Pour intégrer l’Union économique et monétaire, l’Italie doit faire de sérieux progrès. Elle répondait négativement aux cinq critères pris en compte à la signature du traité de Maastricht: son inflation de 6,9 p. 100 n’était dépassée que par la Grèce et le Portugal; son taux d’intérêt à long terme (11,9 p. 100) était excessif; son déficit budgétaire était de 9,9 p. 100 du P.N.B., alors qu’il n’aurait pas dû dépasser 3 p. 100; sa dette publique allait bien au-delà du seuil maximal de 60 p. 100 du P.N.B. (103,3 p. 100); le cours de la lire au sein du système monétaire européen (S.M.E.) était loin d’être stabilisé. Les mesures courageuses décidées par le gouvernement Amato pour assainir l’économie et rapprocher l’Italie des paramètres de Maastricht demandaient un sursaut national et un consensus des forces politiques, des citoyens et des syndicats. Mais la tempête monétaire de 1992, suivie de la sortie de la lire du S.M.E., la défense des intérêts sectoriels et la lutte pour le maintien des avantages acquis, l’action de la base et des «comités de base» qui débordent souvent des syndicats à la crédibilité affaiblie, les réticences à accepter la récession et les mesures draconiennes adoptées pour diminuer les inégalités devant l’impôt (essai de contrôle de l’évasion fiscale, impôt minimum pour les non-salariés en 1993), enfin l’augmentation désordonnée de la pression fiscale et des charges sociales ont compromis l’effort d’assainissement. Des progrès sont pourtant sensibles pour ce qui concerne l’assistance sanitaire, les pensions de vieillesse, l’augmentation du niveau de consommation dans le Sud ou l’entretien du patrimoine immobilier, artistique et touristique.
    Le bilan d’ensemble est donc à nuancer. On dit couramment que, si l’Italie est pauvre, les Italiens sont riches. Le pays est endetté auprès de ses citoyens, et le service de la dette, les intérêts des bons du Trésor obèrent le budget de l’État mais apportent des ressources pour la consommation. En effet, le revenu moyen par habitant augmente, l’épargne est forte (de l’ordre de 20 p. 100), la croissance se maintient à 3 ou 4 p. 100 par an. Les dépenses des foyers pour la nourriture et les dépenses de base diminuent relativement par rapport à celles qui sont consacrées à la maison, à la santé, à l’instruction, aux voyages et aux loisirs. Il est par ailleurs indispensable de tenir compte du développement régional différencié, car le clivage traditionnel entre le Nord et le Sud est désormais en partie dépassé: l’Italie du Centre et du Nord-Est rattrape progressivement celle du Nord, essentiellement grâce aux P.M.E. et aux coopératives; les Pouilles ont atteint un niveau européen. En revanche, la Sicile, la Sardaigne et certaines zones péninsulaires s’enfoncent dans le chômage, la délinquance et la criminalité organisée et s’installent dans l’habitude d’être assistées. L’Italie des années quatre-vingt-dix rassemble sur son territoire national beaucoup de contradictions.