Histoire de la confédération Helvétique

« Démocratie témoin » à valeur exemplaire pour les uns (A. Siegfried), accident paradoxal de l’histoire, cristallisé dans des structures « archaïques », pour d’autres (Herbert Lüthy), la Confédération helvétique fait cohabiter, dans un État de droit, trois grandes ethnies européennes. Dotée, depuis 1815, d’un statut international de neutralité armée, se tenant à l’écart des blocs politiques qui divisent les nations, la Suisse est pourtant activement présente dans le monde contemporain. Terrain de rencontre, par les organisations internationales qu’elle accueille, refuge de capitaux, elle donne l’image d’un îlot de paix et de sécurité abritant un « peuple heureux » (Denis de Rougemont). C’est l’aboutissement d’un destin historique dont l’originalité prend corps au Moyen Âge. Jusque-là, en effet, la Suisse partage le sort commun de l’Europe centre-occidentale, à la charnière des mondes gallo-romain et germanique. Cependant, l’émiettement féodal, au lieu de se résorber devant la montée des grandes monarchies continentales, réussit à survivre, sous la forme d’une association de cantons souverains. À la fin du XIIIe siècle, autour des communautés forestières et pastorales qui commandent les cols des Alpes centrales, naît le mouvement d’émancipation de la tutelle des Habsbourg. Des solidarités politiques et économiques se nouent entre montagne et bas pays, entre villes et campagnes, et le noyau initial des huit cantons s’agrandit et se consolide au cours des luttes contre les maisons d’Autriche et de Bourgogne. À l’aube des Temps modernes, les guerres d’Italie permettent, non sans dissensions internes, une nouvelle extension, dans le cadre de la Confédération des treize cantons. La Suisse survit à la crise de la Réforme qui ajoute le clivage des religions à la diversité des idiomes et des souverainetés. Dès cette époque, elle est constituée dans ses traits essentiels : désengagement des conflits armés européens, affirmation de la neutralité, élaboration d’une forme de souveraineté qui lui permettra de ne pas être affectée par les idées forces qui modèlent lentement l’Europe, avec le centralisme étatique et le principe des nationalités. Les XVIIe et XVIIIe siècles sont une ère de paix et de prospérité fondée sur les revenus du service militaire à l’étranger et sur l’essor d’une première industrialisation. Des oligarchies patriciennes gouvernent les cantons, avec un esprit de conservatisme paternaliste où les élites pratiquent un large cosmopolitisme financier et culturel. La Révolution française passe sur la Suisse sans en bouleverser durablement les structures. L’action des jacobins locaux aboutit, en 1798, à l’occupation française et à une réorganisation autoritaire de la République helvétique unitaire sous l’hégémonie du Directoire. Mais, dès 1803, Bonaparte, par l’Acte de médiation, rétablit une Confédération de dix-neuf cantons. La Restauration de 1815 attribue à la Suisse ses frontières actuelles, lui garantit sa neutralité et un nouveau Pacte fédéral. Mais la bourgeoisie, qui désire la modernisation politique et économique du Corps helvétique, suscite, à partir de 1830, une agitation libérale qui, en 1845-1846, porte au pouvoir les radicaux. La guerre civile du Sonderbund (1847) voit se briser l’ultime sursaut des forces conservatrices. Les radicaux, vainqueurs, donnent à la Confédération une constitution démocratique et renforcent le lien fédéral. Ils demeurent au pouvoir, sans partage, jusqu’en 1919, puis gouvernent avec les partis conservateur et paysan. La Confédération reste à l’écart des deux grands conflits mondiaux et, après l’expérience de sa participation à la Société des nations, elle revient à sa vocation d’une neutralité « instrumentale », de truchement entre les peuples. Tandis que la « seconde révolution industrielle », née de la houille blanche, suscite une forte expansion économique, la Suisse, en dépit de l’extension croissante des compétences du pouvoir fédéral, reste très attachée au pluralisme des petites démocraties cantonales.

Des origines à la naissance de la Confédération

L’occupation du sol commence à la fin du Paléolithique ancien (50000-8000 av. J.-C.), dans les grottes et abris sous roche des parties non englacées du Jura et des Alpes. Au fur et à mesure de la fonte des glaciers, les chasseurs de la fin du Paléolithique et les pêcheurs du Mésolithique (8000-3000 av. J.-C.) remontent les vallées du Moyen Pays et abordent la montagne. La densité augmente avec les civilisations agricoles du Néolithique (3000-1800 av. J.-C.) dont les groupes de cultivateurs et d’éleveurs fondent les premiers villages. L’âge du bronze (1800-750 av. J.-C.) coïncide avec un adoucissement du climat qui permet l’épanouissement des palafittes (cités lacustres) et le peuplement des Alpes. Des échanges étendus se nouent avec des régions lointaines. Aux XIIIe et XIIe siècles apparaissent, venus de l’est, l’incinération funéraire, le char, le cheval de trait. L’âge du fer (1750 av. J.-C.-début de l’ère chrétienne) est brillamment représenté en Suisse par les époques de Hallstatt et surtout le deuxième âge de La Tène (près du lac de Neuchâtel). Le mobilier des tombes princières atteste des relations avec les grandes civilisations méditerranéennes. Dès le Ve siècle avant J.-C., des tribus celtiques sont installées. Les Helvètes et les Rauraques du Jura et du plateau fondent des villages et des oppidums fortifiés. Ils adoptent l’écriture et la monnaie, tandis que les Rhètes des Alpes orientales pratiquent dans leurs hameaux l’économie pastorale.

Du début de l’ère chrétienne au commencement du Ve siècle, la romanisation marque profondément la Suisse. En 58 avant J.-C., César arrête, à Bibracte, la migration des Helvètes vers le Sud. Il les refoule dans leur région d’origine qui est, à cause des cols entre l’Italie et les vallées du Rhône et du Rhin (Grand-Saint-Bernard, Splügen), un élément de liaison essentiel dans l’organisation du monde romain. L’Helvétie ne forme pas une circonscription propre, mais elle est partagée entre les diverses provinces (au Ier siècle : Belgique, Rhétie et Narbonnaise ; aux IIe et IIIe siècles : Germanie supérieure, Narbonnaise, Alpes Grées et Pennines ; aux IVe et Ve siècles : Rhétie I, Grées et Pennines, Viennoise). La romanisation des Celtes indigènes se manifeste dans leur langage et dans leur genre de vie. Des domaines ruraux se créent, à l’intérieur du réseau de communication, dont les nœuds sont des camps militaires, comme Vindonissa (Windisch, en Argovie), où les chefs-lieux des principales colonies : Augusta Raurica (Augst), Julia Equestris (Nyon), Aventicum (Avenches), Octodurus (Martigny), Curia (Coire). Mais, dès le IIIe siècle, la prospérité est menacée par les premières incursions germaniques, et la Suisse devient une zone frontière de l’Empire, sur la défensive.

La grande migration des peuples barbares est un tournant capital dans le destin helvétique. À l’unification administrative, économique et culturelle de la période romaine succèdent les particularismes ethniques, linguistiques et territoriaux qui demeurent à la base de la Confédération. Les modalités de la germanisation sont différentes selon les régions. Elle est profonde au nord-est, avec les vagues successives des Alémanes. Les traces de la romanisation sont effacées au profit d’un nouveau paysage humain, caractérisé par l’habitat dispersé, la maison de bois, l’élevage et l’essartage des forêts. La pénétration fut intense sur le plateau et dans les Préalpes, plus sporadique dans les Alpes centrales, et surtout en Rhétie, où se maintinrent des idiomes latins, le romanche et le ladin. Peu à peu, et jusqu’au IXe siècle, les Alémanes se convertissent au christianisme, sous l’action des missionnaires et des abbayes. Qu’il s’agisse des Lombards au sud des Alpes ou des Burgondes dans le sud-ouest de l’Helvétie, la composante germanique fut initialement absorbée par l’élément celto-latin antérieur. Les Burgondes, déjà christianisés, furent installés par les Romains comme auxiliaires dans des secteurs dévastés et dépeuplés entre Saône et Jura. À la fin du Ve siècle, ils constituent autour de Genève un royaume indépendant et ils vivent en symbiose pacifique avec les autochtones dont ils adoptent la langue. La frontière entre les deux ethnies n’a que très peu varié depuis le haut Moyen Âge. Passablement indifférente à la topographie, elle coupe obliquement la Suisse, du Jura au haut Valais, à travers le Moyen Pays, les Préalpes et l’Oberland. Tandis que se constitue lentement la féodalité, les terres helvétiques mènent une vie effacée, dans le royaume mérovingien, puis dans l’Empire carolingien auxquels elles sont incorporées. La Suisse devient un conglomérat de souverainetés, laïques, ecclésiastiques et urbaines. Plusieurs dynasties aspirent à l’hégémonie : la maison de Savoie, au nord du Léman ; les Zähringen qui, jusqu’à leur extinction, en 1218, créent dans le nord-ouest du plateau et au-delà du Rhin un véritable royaume dont les Savoie et les Habsbourg se partagent les dépouilles. De 888 à 1032, l’Helvétie fait partie d’un éphémère « second royaume de Bourgogne » dont le dernier souverain, mort sans enfants, a pour successeur l’empereur Conrad II. Elle relève désormais du Saint Empire germanique.

La naissance de la Confédération

L’indépendance des premiers cantons montagnards est liée au grand renversement de la conjoncture européenne qui s’effectue aux XIIe et XIIIe siècles. À la suite des croisades, l’économie continentale se ranime, avec la reprise des courants commerciaux et la floraison des villes. La recherche, par les empereurs germaniques, d’une prépondérance en Italie intensifie les échanges entre l’Allemagne et le monde méditerranéen. Elle postule une liaison directe à travers les Alpes centrales, dont les cols vont succéder aux antiques passages orientaux et occidentaux de la chaîne. À la fin du XIIIe siècle, les habitants d’Uri aménagent les gorges de Schöllenen qui permettent le franchissement du Gothard. Les vallées convergeant vers le lac des Quatre-Cantons prennent une importance géopolitique croissante. Dans les régions d’Uri, de Schwyz, d’Unterwald autour de Sarnen (Obwald) et de Stans (Nidwald) vivent des communautés forestières et pastorales, les Waldstätten, habituées à la gestion collective des bois et des alpages. Au début du XIIIe siècle, les Waldstätten sont sujets des comtes de Habsbourg et craignent pour leurs libertés. Ils recherchent l’appui de l’empereur qui accorde à Uri, en 1231, et à Schwyz, en 1240, une charte d’immédiateté les plaçant sous sa juridiction directe et leur accordant la faculté de se gouverner eux-mêmes. Mais Rodolphe de Habsbourg, déjà maître de Lucerne, au débouché de la route du Gothard, et dont les territoires enserrent les Waldstätten, est élu empereur en 1273. Il fait administrer les vallées par des baillis dont la rigueur indispose les populations. En juillet 1291, Rodolphe Ier meurt, et les communautés d’Uri, de Schwyz et de Nidwald resserrent leur union par le pacte d’alliance du 1er août 1291, document que les Suisses considèrent comme l’acte de naissance de leur confédération. L’attaque de Schwyz contre les terres du couvent d’Einsiedeln est le prétexte de la répression autrichienne. Mais les montagnards sont vainqueurs à Morgarten (15 nov. 1315) et les Habsbourg signent la paix en 1318. L’origine de la Confédération a suscité une tradition légendaire qui ne repose pas sur des textes contemporains ou des témoignages authentiques mais se fonde sur des chroniques écrites deux siècles après les événements. Au XVIIIe siècle, le mythe de l’helvétisme, né des théories de Jean-Jacques Rousseau sur la vertu et l’esprit démocratique des montagnards, alimentera un thème promis à une immense fortune : les exploits des héros de l’indépendance, Guillaume Tell, Arnold de Melchthal, Werner Stauffacher, liés par le serment de la prairie du Grütli. L’hypercritique du XIXe siècle a nié la valeur historique de ces légendes que les spécialistes considèrent à présent comme l’expression d’une tradition collective. En 1315, les Waldstätten confirment et resserrent leur alliance par le pacte de Brunnen. Dès lors, comme Schwyz avait eu un rôle très actif dans la lutte contre les Habsbourg, on prit l’habitude de désigner par ce nom : la Suisse, ou les Suisses, l’ensemble de la Confédération.

Au noyau primitif viennent s’agréger, pour des raisons diverses, une série de territoires qui, en soixante-deux ans, portent l’alliance de huit cantons. Lucerne adhère au pacte en 1332. À Zurich, ville d’Empire, les corporations d’artisans s’emparent, en 1336, du pouvoir et, en 1351, se lient aux Suisses. L’Autriche tente de reprendre la ville et, au cours de la guerre, les confédérés occupent Glaris et Zoug qui entrent dans l’Alliance en 1352. La cité de Berne règne sur de vastes territoires ; le pouvoir des bourgeois, menacé par une coalition des seigneurs, est sauvé par l’aide des Waldstätten, alliés, à la bataille de Laupen (1339). En 1353, Berne entre dans la Confédération. Les huit cantons forment un amalgame politique assez lâche où les cantons forestiers forment l’élément de liaison entre les partenaires. Mais il est déjà assez fort pour briser les retours offensifs de l’Autriche à Sempach (9 juill. 1386) et à Naefels (9 avr. 1388).

L’expansion du XVe siècle

Au lendemain de Naefels se produit un événement décisif : les villes d’Allemagne du Sud, alliées des Suisses, sont battues par les princes d’Empire et leur ligue est dissoute, alors que les cantons maintiennent leur indépendance. Le destin de la Suisse commence à se séparer définitivement de celui de l’Empire. « La Suisse resta désormais le réduit du particularisme communal dans une Europe où, partout ailleurs, l’avenir appartenait à l’État territorial et unificateur » (H. Lüthy).

Les confédérés nouent des alliances de combourgeoisie avec leurs voisins : communautés comme Appenzell, les dizains du Valais, les trois ligues des Grisons ; seigneuries comme les évêchés de Genève, de Sion, l’abbaye de Saint-Gall, les comtés de Neuchâtel et de l’oggenbourg ; villes indépendantes comme Bâle, Soleure, Schaffhouse, Rottweil, Mulhouse. Mais l’expansion territoriale se fait également par des conquêtes. Entre 1403 et 1416, Uri, pour contrôler totalement le Gothard, occupe la Léventine (haute vallée du Tessin) et les vals Maggia et Verzasca. En 1415, les confédérés s’emparent de l’Argovie autrichienne et, en 1460, de la Thurgovie. À côté des alliés, ces territoires forment une nouvelle catégorie : les pays sujets, ou bailliages, propriétés d’un seul canton ou communs à plusieurs. La Confédération est, désormais, une puissance militaire redoutable. Le service obligatoire peut mettre sur pied 100 000 hommes aguerris, avec une infanterie armée de la hallebarde, sur l’ordre de la Diète fédérale. La surpopulation incite les cantons à signer avec l’étranger des accords qui stipulent l’envoi de mercenaires (80 000 au total).

En 1436, Schwyz et Zurich entrent en conflit pour la possession du comté de Toggenbourg, clé des routes vers l’Autriche et les cols grisons. Zurich s’allie à l’Autriche, mais les sept cantons remportent la victoire de Saint-Jacques sur la Sihl (juill. 1443). L’empereur obtient l’aide de la France. Charles VII envoie le dauphin Louis avec 40 000 mercenaires « armagnacs » qui tiennent les confédérés en échec, à Saint-Jacques sur la Birse (août 1444). Cependant la France signe la paix sans poursuivre son offensive et, au bout de dix ans de guerre civile, Zurich reprend sa place dans l’alliance.

La France de Louis XI est, tout comme les confédérés, inquiète des ambitions de Charles le Téméraire, duc de Bourgogne. Le roi persuade les Suisses de signer la paix avec l’Autriche (1474) et d’attaquer le Téméraire, pour porter secours à leurs alliés de Bâle et de Mulhouse. Le conflit prend une dimension internationale avec la Suisse, la France, les villes d’Alsace d’une part, et avec la Bourgogne, la Savoie et le duc de Milan d’autre part. En 1474, la haute Alsace est libérée, et, en 1475, les Bernois envahissent le pays de Vaud savoyard. Tandis que Louis XI et l’empereur signent une paix séparée, la Suisse, isolée, est attaquée par le Téméraire. Les confédérés sont vainqueurs à Grandson (2 mars 1476) et à Morat (28 juin 1476), remportant un immense butin et mettant fin au rêve d’hégémonie bourguignonne. Berne conservait, en possession directe ou en commun avec Fribourg, une série de terres vaudoises et les Valaisans gardaient le bas Valais, jusque-là savoyard. Au lendemain des guerres de Bourgogne, la suprématie des Waldstätten semble mise en question par les grands cantons. En 1481, la Diète de Stans ne peut trouver un accord, mais, à l’ultime moment, la rupture est évitée par l’arbitrage de l’ermite Nicolas de Flue. Fribourg et Soleure entrent dans la Confédération.

L’émancipation de la Confédération

La Suisse, sous le nom de Ligue de la haute Allemagne, fait toujours partie de l’Empire. À la fin du XVe siècle, l’empereur Maximilien Ier entend resserrer son emprise sur la Confédération avec l’aide des États du sud de l’Allemagne. Mais la « guerre de Souabe » se solde par la défaite des impériaux, à Frastenz, à Calven et à Dornach (1499). À la paix de Bâle, l’empereur reconnaît l’indépendance de fait de la Suisse. Bâle et Schaffhouse en 1501, Appenzell en 1513 entrent dans la Confédération, forte de treize cantons et dont la frontière se fixe, au nord, sur le Rhin.

La Suisse, par l’intermédiaire de ses mercenaires, prit une part active aux guerres d’Italie, et elle en profita pour étendre ses possessions au Tessin (Bellinzona et le val Blenio). En 1510, par l’entremise du cardinal valaisan Mathieu Schiner, les treize cantons adhèrent à la ligue formée par le pape Jules II contre la France. Leurs troupes conquièrent le Milanais et s’emparent de nouvelles terres au sud des Alpes : l’Ossola, Mendrisio, Locarno, Lugano deviennent des bailliages communs. En 1513, les Suisses sont à l’apogée de leur puissance militaire, battant les Français à Novare et assiégeant Dijon. Mais, les 13 et 14 septembre 1515, ils sont écrasés à Marignan (Melegnano) par François Ier . Cette défaite marque un tournant de l’histoire suisse. La Confédération cesse désormais d’intervenir directement dans les affaires européennes. En 1516, elle signe avec la France la paix perpétuelle qui lui procure de fortes indemnités et lui permet de conserver les bailliages du Tessin, sauf l’Ossola. Désormais, les Helvètes se limitent au fructueux service militaire mercenaire.

Dès 1519, à Zurich, Ulrich Zwingli prêche une réforme proche du luthéranisme. Diffusé par les humanistes, le protestantisme gagne Berne (1528), Bâle et Schaffhouse (1529) ; Glaris, Appenzell et Soleure se partagent entre les deux confessions, tandis que les cantons primitifs, avec Lucerne et Zoug, restent catholiques. La contestation pour le régime religieux des bailliages communs amène une guerre civile. Après la bataille de Kappel (1529), une trêve s’instaure, mais la lutte reprend en 1531, et l’issue de la seconde bataille de Kappel est favorable aux catholiques. La Suisse comprend désormais sept cantons catholiques (Uri, Schwyz, Unterwald, Lucerne, Zoug, Soleure et Fribourg), majoritaires à la Diète, et quatre cantons réformés (Zurich, Berne, Bâle et Schaffhouse). La Réforme s’étend dans le pays romand, où les villes, en l’adoptant, cherchent à échapper à la tutelle de leurs princes, comme les ducs d’Orléans à Neuchâtel ou la maison de Savoie à Genève. Elles signent des traités de combourgeoisie avec les cantons protestants. Les prédicateurs français (Guillaume Farel, Théodore de Bèze) ou vaudois (Pierre Viret) font adopter la Réforme à Neuchâtel en 1530 et à Genève en 1536. Les Bernois débloquent Genève attaquée par la Savoie et conquièrent le reste du pays de Vaud, où le protestantisme est imposé et qui devient un bailliage bernois. Fribourgeois et Valaisans occupent les autres terres savoyardes, au nord et à l’est du Léman. À Genève, Calvin, arrivé en 1536, établit une théocratie et domine la vie politique et religieuse de la cité jusqu’à sa mort en 1565. La Contre-Réforme arrête l’expansion du protestantisme. En 1564, Berne doit restituer au duc de Savoie le nord du Genevois et le Chablais, mais les Valaisans gardent le bas Valais. Les 11 et 12 décembre 1602 échoue l’« Escalade » des Savoyards contre Genève, ultime tentative pour reconquérir la « Rome protestante », où affluent les huguenots réfugiés.

La Suisse reste à l’écart de la guerre de Trente Ans qui ravage l’Allemagne. La menace pousse au renforcement de l’organisation militaire, avec la création d’une armée fédérale, chargée de faire respecter le territoire. Le « Défensional de Wil » (1647) est la première formulation de la neutralité armée de la Confédération. À la paix de Westphalie, en 1648, l’envoyé de la Suisse J. R. Wettstein obtient la reconnaissance de l’indépendance totale des cantons vis-à-vis de l’Empire. Les séquelles de la Réforme suscitent la réaction des cantons protestants, en minorité à la Diète. Après un premier échec à Willmergen (1656), la seconde guerre de Willmergen (1712) permet aux réformés d’obtenir la liberté de religion pour les bailliages communs.

La Suisse aristocratique

Le XVIIIe siècle est une période de paix extérieure et de développement économique. L’industrie textile de la Suisse nord-orientale vaut à la Confédération d’être l’un des premiers États européens, à l’ère de l’industrialisation prémanufacturière. Le service étranger procure d’abondantes ressources qui s’ajoutent aux profits de la banque. L’afflux des huguenots français, à la suite de la révocation de l’édit de Nantes, stimule la conjoncture. Il s’en faut pourtant que la Suisse réponde à l’image idyllique que répandent les adeptes de l’« helvétisme » et du droit naturel. La condition des paysans est très dure, et des jacqueries éclatent au lendemain de la guerre de Trente Ans (1653). Assemblage de républiques souveraines, la Confédération, sauf dans les petits cantons primitifs de démocratie directe (Landsgemeinde), est gouvernée par des oligarchies autoritaires, menant une vie sociale et culturelle souvent brillante. Le pouvoir est détenu par un petit nombre de patriciens qui laissent certains droits politiques aux bourgeois, mais qui excluent de la vie civique les « habitants », descendants des immigrés récents, et les « sujets » de la campagne. Des tensions se font jour dans cette société hiérarchisée. En 1723, le major Davel tente de soulever le pays de Vaud contre Berne ; en 1726 des troubles éclatent contre le prince-évêque de Bâle. Genève, alliée à la Confédération, est un creuset d’idées et les bourgeois réclament leur participation au pouvoir, ce qui motive des interventions répressives de Berne, de Zurich et des puissances étrangères (1707, 1762-1768). L’agitation s’étend aux « natifs », couche subordonnée de la société urbaine, composée des descendants des réfugiés et habitants installés après la Réforme et tenus à l’écart des droits politiques monopolisés par les familles patriciennes. Ils arrachent des concessions en 1781, et, en 1782, ils se révoltent. Le gouvernement oligarchique n’est sauvé que par une nouvelle « prise d’armes » de la France, de la Savoie et de Berne.

L’hégémonie française

La Révolution française éveilla des échos profonds dans les treize cantons. En 1792, les sujets alémaniques du prince-évêque de Bâle proclament la république et, à Genève, bourgeois et natifs renversent l’oligarchie. Le Directoire est décidé à mener une politique d’expansion territoriale. En 1797, il annexe à la Cisalpine la Valteline, sujette des ligues grisonnes. La France désire contrôler les cols des Alpes et tirer de la Suisse de fortes contributions en argent. Le prétexte de l’intervention est fourni par l’action des émigrés à Paris, comme le Vaudois Frédéric-César de La Harpe, ou par les appels à la délivrance du joug aristocratique adressés par les jacobins locaux, comme le Bâlois Pierre Ochs. Le 24 janvier 1798, les villes vaudoises se soulèvent contre Berne et proclament la République lémanique, aussitôt occupée par les Français. La révolution libérale gagne tous les pays sujets (Argovie, Thurgovie, bas Valais), justifiant de nouveaux empiétements du Directoire, à Fribourg et à Soleure (2 mars 1798). Les Bernois, après un premier succès, sont battus à Grauholz et ouvrent leur capitale à l’envahisseur (5 mars). Les cantons centraux résistent opiniâtrement, mais, après la chute de Lucerne et de Zoug, la défaite de Rotenturm (2 mai 1798) entraîne la capitulation d’Uri, de Schwyz, d’Unterwald et de Glaris. Mulhouse alliée des Suisses, Genève et le Valais sont occupés militairement. En septembre 1798, les Français brisent durement l’ultime sursaut du Nidwald. La Suisse est réorganisée, comme les autres « républiques sœurs », sur le modèle français. La République helvétique, centralisée, redécoupée en circonscriptions administratives, est gouvernée par un Directoire. Tous les habitants reçoivent l’égalité des droits, et le pouvoir électif censitaire passe à la bourgeoisie des possédants. Mais la République helvétique demeure occupée par la France, privée de politique extérieure, pressurée financièrement et plongée dans une grave dépression économique. En 1799, elle est un champ de bataille entre Français et Austro-Russes, autour de Zurich et dans les Alpes. La vie intérieure est instable et précaire, et les tenants du système fédéral manifestent une opposition croissante.

Avec réalisme, Napoléon comprend que la Suisse n’est pas mûre pour la centralisation unitaire. Devant les luttes entre fédéralistes et centralisateurs, il intervient. Les troupes françaises sont retirées et une consulta de députés suisses, réunie à Saint-Cloud, accepte une nouvelle constitution, rédigée par l’Empereur. L’Acte de médiation (19 févr. 1803) rétablit les treize cantons anciens, dans des frontières modifiées, et la Diète, mais elle fait aussi accéder au statut du canton de plein exercice les anciens pays alliés et sujets (Saint-Gall, Argovie, Thurgovie, Grisons, Tessin, Vaud). La Confédération helvétique, nom officiel qui apparaît pour la première fois, compte désormais dix-neuf cantons. Le calme intérieur revient et la Suisse bénéficie des grands travaux napoléoniens, comme l’équipement des routes alpestres. Mais le Blocus continental aggrave le marasme économique. Pour l’appliquer plus efficacement, Napoléon occupe le Tessin et annexe à la France le Valais (1810).

En 1813, deux armées alliées traversent la Suisse. La Diète abolit l’Acte de médiation, et, le 1er janvier 1814, Genève se libère de la tutelle française. La Confédération est représentée au Congrés de Vienne par des délégués de la Diète et des cantons. Le rôle déterminant fut joué par le Genevois Charles Pictet de Rochemont qui, après l’entrée de sa patrie dans la Confédération, fut également l’envoyé de la Suisse au Congrès de Paris et aux négociations de 1816 avec la Sardaigne. La Confédération reçoit, sur la base de trocs et de compensations territoriales, sa structure et ses frontières actuelles. Elle comprend désormais vingt-deux cantons, avec l’entrée du Valais, de Neuchâtel et de Genève dont le territoire est arrondi d’un seul tenant et relié au reste de la Suisse par la cession de communes savoyardes et françaises. Des zones franches sont établies autour de la ville, en Savoie et dans le pays de Gex. La neutralité et l’inviolabilité de la Suisse sont garanties par les Puissances et la neutralisation, avec droit d’occupation militaire, étendue au nord de la Savoie.

La Suisse libérale et démocratique

Après 1815, l’aristocratie rétablit l’ancien régime, renversé par la Révolution. Jusqu’en 1825, la situation économique est médiocre. La Diète a des pouvoirs réduits. Chaque canton garde ses douanes, ses postes, ses monnaies. Les libéraux réclament le retour aux libertés et à l’égalité civique et le renforcement du pouvoir fédéral.

Dans les années 1830 commence à se faire sentir un « décollage » économique avec les progrès du machinisme industriel et du tourisme étranger. La révolution parisienne de 1830 fait naître une série d’agitations qui amènent les cantons les plus importants (Thurgocie, Argovie, Saint-Gall, Schaffhouse, Zurich, Soleure, Lucerne, Berne, Vaud, Fribourg) à se doter de constitutions fondées sur le suffrage universel et à octroyer les libertés fondamentales. À Bâle, les citadins refusent l’émancipation politique des ruraux, et le canton se scinde en deux demi-cantons, Bâle-Ville et Bâle-Campagne. La Suisse accueille un grand nombre de proscrits politiques, ce qui lui vaut des difficultés avec ses voisins (conflit avec la France, en 1838, à la suite du séjour de Louis-Napoléon Bonaparte).

En face des conservateurs progresse le courant radical, qui a pour programme le renforcement du lien fédéral, la liberté religieuse et l’expansion économique. En 1841-1843, un conflit éclate dans le canton d’Argovie, de confession mixte, à cause de la fermeture de couvents, accusés par le gouvernement de fomenter l’opposition des catholiques à la nouvelle constitution libérale. En 1844, Lucerne rappelle les Jésuites, ce qui est considéré comme une provocation et motive les attaques des corps-francs radicaux. Les sept cantons conservateurs et catholiques de Lucerne, d’Uri, de Schwyz, d’Unterwald, de Zoug, de Fribourg et du Valais forment, en décembre 1845, une « alliance défensive séparée » (Sonderbund), tenue secrète. L’affaire des Jésuites et la révélation du Sonderbund divisent les cantons et amènent une recrudescence de l’agitation des radicaux. Ils prennent le pouvoir, à Lausanne, avec Henri Druey, le 14 février 1845. À Genève, l’insurrection populaire du 7 octobre 1846, dirigée par James Fazy, établit un régime démocratique. Le ralliement de Saint-Gall donne la majorité, à la Diète, aux cantons qui sont hostiles au Sonderbund. Elle en prononce la dissolution, mais les séparatistes refusent de se soumettre et se retirent de la Diète. Le 4 novembre 1847 est décidée une intervention armée contre le pacte séparé. Pendant vingt-six jours, une brève guerre civile oppose les milices fédérales, commandées par le général genevois Guillaume-Henri Dufour, aux troupes catholiques, sous les ordres d’Ulrich de Salis-Soglio. Le 14 novembre, Fribourg tombe, puis Zoug et Lucerne. Les cantons dissidents réintègrent la Confédération et expulsent les Jésuites. Les radicaux, vainqueurs, réorganisent la Suisse par la Constitution du 12 septembre 1848. Solution de compromis entre partisans et adversaires d’une grande autonomie des cantons, elle laisse à ces derniers une large indépendance. Mais le pays est doté d’un conseil fédéral de gouvernement, de deux chambres élues au suffrage universel (Conseil national et Conseil des États). La Confédération prend en charge les affaires étrangères, l’armée, les douanes, les postes et la monnaie.

Au lendemain de 1848, la Suisse inaugure une ère de grande stabilité politique. Les dernières hypothèques territoriales sont levées. Depuis 1707, Neuchâtel relevait de la Prusse ; en 1848, les libéraux proclament la république et, en 1856, la contre-révolution royaliste est étouffée par l’intervention fédérale. L’entremise des Puissances aboutit, lors de la Conférence de Paris (1857), à la renonciation du roi de Prusse à ses droits sur le canton. En 1860, les libéraux de la Savoie du Nord, dont la capitale économique est Genève, réclament leur annexion à la Suisse. Napoléon III écarte cette menace par l’octroi d’une grande zone franche. En 1870-1871, la Suisse préserve sa neutralité et accueille les 83 000 hommes de l’armée française de l’Est. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, une vive compétition se fait jour au sein de la finance internationale à propos de l’équipement ferroviaire, complété par les grands tunnels du Gothard (1882), du Simplon (1906) et du Lötschberg (1912). En 1898, le peuple vote le rachat des principales lignes par la Confédération. Les régimes politiques des cantons et de la Confédération se démocratisent. La Constitution de 1848 est révisée en 1874, dans le sens d’une extension des pouvoirs fédéraux en matière militaire et de l’introduction du droit de référendum, complété, en 1891, par le droit d’initiative populaire en matière constitutionnelle. Après 1870, les rapports de l’Église catholique et de l’État sont secoués par la crise du Kulturkampf qui aboutit à la prépondérance de l’autorité civile en matière scolaire. Dans les dernières décennies du XIXe siècle, la « seconde révolution industrielle », née de la houille blanche, l’essor du tourisme, le développement de l’horlogerie, de la fabrication des machines, des produits alimentaires font de la Suisse un pays prospère, qui recourt déjà massivement à la main main-d’œuvre étrangère. Après 1870, la Fédération ouvrière suisse, groupant le Parti socialiste et les syndicats, préconise une politique sociale. En 1877, le travail est réglementé et, à partir de 1912, est promulguée une législation sur les assurances ouvrières. Après la fondation de la Croix-Rouge internationale, en 1864, les institutions internationales qui s’établissent sur le sol suisse se multiplient. La guerre de 1914-1918 met à l’épreuve la cohésion du pays, partagé entre les sympathies alémaniques pour les puissances centrales et celles de l’élément latin pour les alliés. En 1918, une vague de grèves révolutionnaires est brisée par l’action de l’armée. Le traité de Versailles confirme la neutralité suisse et abolit la neutralisation de la Savoie du Nord. La Confédération refuse l’annexion du Vorarlberg autrichien, mais conclut avec le Liechtenstein une union diplomatique, monétaire et économique. La suppression par la France des zones franches de Savoie, en 1923, provoque un litige tranché en 1932 par la Cour de La Haye qui ordonne le rétablissement des « petites zones » de 1815-1816. La Suisse entre à la Société des nations, dont le siège est à Genève, mais revient, en 1938, à la neutralité intégrale. Après 1919, les radicaux partagent le pouvoir avec les conservateurs et les paysans. La Suisse subit fortement les effets de la crise mondiale des années trente et, en 1936, le franc est dévalué d’environ 30 p. 100. La Seconde Guerre mondiale trouve le pays bien préparé militairement et économiquement. L’Allemagne, en dépit de quelques velléités en mai 1940 et en mai 1943, n’ose pas attaquer la Suisse, dont l’armée est commandée par le général Henri Guisan. L’économie de guerre et le plan Wahlen d’extension des cultures permettent de surmonter les difficultés d’approvisionnement.
L’année 1945 trouve une Suisse solide et toujours attachée à son idéal politique de fédéralisme et de neutralité.