Wolfgang "Amadeus" MOZART 1756-1791

Prise de vue

Aucun musicien n’a été, autant que Mozart, victime d’incompréhensions et de contresens. Si les « grands » du XIXe siècle – Beethoven, Schubert, Schumann, Chopin et Wagner – surent reconnaître ce qu’ils devaient à leur devancier, le public romantique, un Berlioz en tête, ne voulut voir en Mozart que l’ordonnateur frivole des festivités galantes et désuètes de l’Ancien Régime musical. On ne retrouvait pas en lui le titanisme prométhéen dont s’enivrèrent les générations postérieures aux bouleversements initiaux du siècle. Pourtant, à partir du premier centenaire (1856), une certaine faveur lui revint, mais ce fut pour la pire des raisons. On fit de lui, pour l’opposer aux hardiesses alors scandaleuses des novateurs, le parangon d’un académisme fade et béat : sa musique était présentée comme le point culminant de la perfection, au-delà duquel il ne pouvait y avoir que décadence. Ainsi s’instaura la légende, si difficile à extirper, de l’enfant prodige au profil de bonbonnière, de l’artiste recevant miraculeusement du Ciel ses mélodies suaves.

Il fallut attendre le début du XXe siècle pour que fussent révélés les aspects sombres, inquiétants, « démoniques » de son œuvre (Alfred Heuss, 1906). Puis, grâce aux admirables travaux de grands musicologues – in primis Georges de Saint-Foix (1912), Hermann Abert (1919) et Alfred Einstein (1945) –, le vrai visage de Mozart fut peu à peu retrouvé ; l’auditeur put enfin embrasser la totalité mozartienne et découvrir la déroutante variété des aspects de son œuvre. De plus, en dénonçant le mythe de la facilité et de l’inspiration, l’historien restitua au Maître sa qualité de travailleur acharné et de technicien accompli, scientifique, de l’art musical.

Aussi sommes-nous maintenant à même de le situer musicologiquement à sa juste place : place véritablement centrale, tant pour le site que pour l’heure. Car il s’épanouit et mûrit à tous les climats musicaux de l’Europe de la fin du XVIIIe siècle : l’Allemagne du Sud et du Nord, l’Italie, la France, de sorte qu’il put se rendre maître de tous les langages qui étaient alors en faveur ou en gestation. Mais son intérêt pour la technique musicale était si vif qu’il ne se contenta point de cela : il remonta le cours du temps, cherchant à capter les formes du passé qui pouvaient encore lui être accessibles. Ce fut donc un gigantesque travail de synthèse qu’il s’astreignit à réaliser, englobant à la fois tous les langages contemporains et antérieurs, et anticipant hardiment sur les recherches les plus audacieuses des compositeurs à venir.

Mais là n’est pas le plus important. L’actuel « retour à Mozart » n’est pas simplement de l’ordre artistique. Si Mozart aujourd’hui nous va si droit au cœur, c’est que nous découvrons en son œuvre, non pas en dépit, mais en fonction directe de sa limpidité, une grande profondeur de pensée. Et cette pensée ne porte pas seulement sur l’inanité des passions, l’amour et la fraternité humaine, mais elle s’attache surtout à des problèmes que, certes, l’on s’est posés de tout temps, mais que nous soulevons aujourd’hui d’une manière plus instante que jamais : qu’est-ce que la mort ? quel est le sens de la vie ? De la réponse à ces questions dépendait pour lui la paix, la sérénité à quoi il aspira foncièrement depuis l’enfance. Mais son aspiration, toujours insatisfaite, le fit passer par des crises d’inquiétude et d’angoisse alternant avec des moments de paisible luminosité. Ces alternances, à mesure qu’il approchait de la mort, se précipitèrent et s’aggravèrent. Aussi est-il fort impressionnant de voir un musicien, dont les œuvres tant de fois ont respiré le bonheur, manifester aussi, d’une manière si désolée, l’angoisse foncière qui ne le quittait pas. Car, après la luminosité de La Flûte enchantée et de sa dernière Cantate maçonnique (K. 623), nous assistons au tragique effondrement qu’exprime son Requiem interrompu. Il fut acculé, à l’heure de la mort, au désarroi, à la désespérance, faute de la clef intellectuelle que, grâce à Paul de Séligny, nous avons aujourd’hui à notre disposition pour résoudre ces problèmes fondamentaux :

Puis, inexorable, vient le jour où sonne pour toi
[l’heure de te retirer de cette scène,
et tu t’en vas les mains vides,
vides de l’essentiel, [...]
Faute d’un enseignement adéquat,
faute donc de savoir ce qu’il en est de toi-même
[en vérité,
tu t’en vas
toujours captif de ta méprise,
toujours enlisé dans ta confusion,
toujours plongé dans la dualité,
tu poursuis ta course folle,
tu poursuis ton errance.

 

Les étapes de la vie musicale de Mozart

La vie privée de Mozart ne présente guère d’intérêt pour qui veut comprendre sa musique. Elle se réduit d’ailleurs à peu de chose : né à Salzbourg, il reste au service de la cour archiépiscopale de sa ville natale, jusqu’au moment où il se brouille violemment avec l’archevêque Colloredo, en mai 1781 ; il se fixe alors à Vienne. Contre le gré de son père, il épouse Constanze Weber (1782). Le succès qu’il escompte lui échappe de plus en plus ; il tombe dans la pire misère et meurt à Vienne dans une indifférence quasi générale. Seul Joseph Haydn, apprenant à Londres la mort de son jeune ami, passera la nuit de Noël à le pleurer.

Les seuls événements marquants de sa vie sont ceux qui jalonnent les étapes de son évolution musicale.

L’enfance (1756-1778)

Dès l’âge de trois ans, Wolfgang manifeste, outre une puissance exceptionnelle de concentration, des dons musicaux remarquables : justesse absolue d’oreille et mémoire prodigieuse. Son père, Leopold (1719-1787), sévère mais excellent pédagogue musical, entreprend son instruction. On lui a reproché d’avoir exercé sur son fils une influence conservatrice et retardatrice ; mais Wolfgang sut faire la part de l’étroitesse d’esprit et celle de la solidité du métier : jusqu’à la mort de son père, il se référa toujours avec une totale confiance à son jugement.

Leopold entreprend, avec son fils et sa fille Maria Anna, des tournées où il exhibe l’enfant prodige , au risque d’exposer Wolfgang, entre sa septième et sa onzième année, aux fatigues et aux maladies de voyages lointains. Ces expéditions se retournent d’ailleurs partiellement contre le père, car l’enfant y trouve l’occasion de capter des influences qui n’agréent pas à son mentor et qu’il n’aurait pas connues si tôt s’il était demeuré à Salzbourg.

Une première tournée (1762) mène le bambin à Munich et à la cour impériale de Vienne. Mais c’est la deuxième qui est la plus importante : elle dure trois ans (1763-1766) et les fait passer par l’Allemagne occidentale, Mannheim, Francfort (où il fait l’admiration de Goethe), Bruxelles, Paris (où il joue devant la Cour), Londres, La Haye, Amsterdam, Lyon, Genève. Voyage capital pour la suite, parce que, dès l’âge de huit ans, Mozart fait la découverte de deux musiciens qui le marqueront pour toujours : Johann Schobert (1735 env.-1767) à Paris, Jean-Chrétien Bach (1735-1782) à Londres. Grâce au premier s’éveillent à la fois en lui le sens de la tendresse mêlée à l’intensité pathétique et celui de la poésie musicale. Par le second (fils cadet de Jean-Sébastien), c’est paradoxalement en allant vers le Nord qu’il entre en contact avec la chaleur ensoleillée du Midi italien.

De retour dans son Autriche natale, il s’imprègne de l’esprit musical, à la fois sérieux et gemütlich de l’Allemagne du Sud, représenté par Joseph Haydn, son aîné de vingt-quatre ans, qu’il découvre lors de quelques séjours à Vienne.

Il lui fallait dorer sa palette musicale au soleil du Midi, et c’est un point à mettre à l’actif de son père que de l’avoir envoyé à trois reprises en Italie : 1769-1770, 1771, 1772-1773. Pendant cette période, il se plonge, alternativement, dans la musicalité chantante mais superficielle de l’opéra italien d’alors et dans la sensibilité autrichienne. Ce qu’il retire de plus précieux de ce contact avec l’Italie, c’est, grâce au padre Martini qui le fait travailler à Bologne (1770), l’art de la mélodicité polyphonique puisé à la tradition des anciens maîtres du contrepoint chantant. Jusqu’au terme de sa carrière, Mozart restera dès lors un maître incontesté, surtout dans les ensembles d’opéras, de la science de la polyphonie vocale.

Il résulte de son dernier voyage en Italie une crise « romantique » où Mozart, alors âgé de dix-sept ans, produit de purs chefs-d’œuvre : les quatuors milanais (à cordes), K. 155 à 160, et la trilogie symphonique de l’hiver 1773, K. 200, 183 et 201, qui consacrent la synthèse du Nord et du Midi.

Ensuite, pendant quatre ans, il s’adonne à la « galanterie » musicale. On désigne par là une forme musicale bâtarde, intermédiaire entre la puissante structure baroque qui est abandonnée et le nouveau langage thématique qui s’élabore (surtout grâce à Joseph Haydn) ; la galanterie tire son agrément de l’enrubannement rococo de mélodies flottant sur un accompagnement d’accords rompus. Beaucoup ont reproché à Mozart de s’être laissé aller à la facilité en adoptant ce style décoratif pour complaire à l’aristocratie salzbourgeoise : sérénades, divertissements, sonates salonnières pour le piano. Pourtant, ces années de détente lui ont permis de développer le sens de la poésie musicale. Celle-ci affleure déjà dans les concertos pour violon (1775), et surtout elle fleurit à pleines corolles dans la merveilleuse année 1776, celle où le Maître a vingt ans. Si de telles œuvres faisaient défaut, il manquerait quelque chose d’important dans l’œuvre mozartien. Et c’est l’année suivante (1777) qu’il réalisera soudain son premier chef-d’œuvre dans la lignée des grands concertos pour le piano, le bouleversant K. 271 en mi bémol majeur.

De septembre 1777 à janvier 1779, c’est le grand voyage à Paris. Il part, accompagné seulement de sa mère, et l’aventure sera très décevante sur le plan du sentiment (son amour déçu pour Aloisia Weber), de la famille (sa mère meurt à Paris) et de sa carrière (il est évincé des milieux musicaux de la capitale et lâché par le baron Grimm, son protecteur). Par contre, sur le plan musical, ce voyage sera très fructueux : à l’aller, il s’arrête longuement à Mannheim où il découvre les puissances expressives de l’orchestration romantique moderne. À Paris, lui qui depuis toujours est hanté par le désir d’écrire des opéras, il tombe en plein dans la lutte entre piccinnistes et gluckistes ; mais il ne s’y engage pas parce qu’il prend déjà conscience du style de théâtre musical qui sera le sien. Par-dessus tout, ce séjour à Paris aura une importance capitale du fait que Mozart capte de l’esprit français – sans en retenir la sécheresse – le goût de la pudeur, de l’élégance et de la concision. Il aura dès lors plus que jamais horreur de la longueur et de l’emphase oratoire (ce qu’il appelle le « goût long des Allemands »).

À présent, son assise est bien solide, tripartite : il devient le musicien européen par excellence, capable de réaliser la synthèse des langages allemand, italien et français, dont il peut user, comme en se jouant, en y mettant sa propre touche.

La maturité (1779-1788)

Pendant trois ans, il pose les bases de son évolution future : concertos pour le piano, sonates pour violon et piano, sérénades qui font craquer les limites galantes du genre. Tout cela aboutit à un chef-d’œuvre dramatique qui, en dépit de la forme désuète de l’opera seria, offre les prémices de tout son art lyrique et symphonique : l’Idoménée (Munich, 29 janvier 1781). En mai, il rompt, après des scènes affligeantes, avec son employeur, l’archevêque Colloredo, et s’installe, sans ressources et sans situation, à Vienne. Son père désapprouve cette rébellion et prend plus mal encore les fiançailles de Wolfgang avec Constanze Weber, qu’il estime indigne de lui. Mozart passera outre et l’épousera le 3 août 1782.

Un problème se pose alors au Maître : comment gagner la plus vaste audience possible – car la vie même du jeune ménage en dépend –, non seulement en s’interdisant toute concession à la facilité, mais encore en mettant tout en œuvre pour hausser le public superficiel de Vienne à des hauteurs inaccoutumées ? Mozart a enfin l’occasion d’écrire, pour la scène, un opéra qui ressortit à un genre où il est libre, le Singspiel, et où il ne subit plus les lourdes contraintes de l’opera seria. L’Enlèvement au sérail , opérette allemande, inaugure, le 16 juillet 1782, la série de ses chefs-d’œuvre lyriques.

À partir de 1782, Mozart passe par des crises successives qui deviendront de plus en plus graves à mesure qu’il approche de la mort. Ces périodes où l’ethos se fait angoissé et, par moments, tragique (1783, 1785, 1787, 1790), alternent avec de merveilleuses accalmies (1784, 1786, 1788, 1791).

Aucun événement de sa vie privée ne saurait expliquer ces « strangulations ». Elles se comprennent, mais en partie seulement, par des problèmes de technique musicale : la rencontre de nouvelles formes d’écriture crée toujours chez lui une contraction de style qui ne peut se détendre que lorsque les nouveautés ont été complètement assimilées ; et, par assimilation, on n’entend pas l’art d’adopter des procédés (ce qui pour lui était un jeu d’enfant), mais le fait d’en arriver à parler ces langages à l’état naissant. Certes, après son retour de Paris, tous les styles proprement contemporains lui étaient devenus familiers, et ce n’est pas une des choses les moins stupéfiantes qu’un musicien doué d’une telle mémoire ait pu rester foncièrement libre à l’égard de toute imitation. Pourtant, il lui restait encore deux langages à découvrir et à faire siens : l’un qui avait son assise dans le passé, l’autre qui s’ouvrait audacieusement sur l’avenir. Le premier est la puissante structure baroque de type fugal, représenté par Jean-Sébastien Bach ; le second, illustré par Joseph Haydn, surtout dans ses quatuors à cordes, est le style thématique du type sonate, avec ce qu’il implique de richesse harmonique, par l’extension tonale, et de construction dialectique orientée vers la forme cyclique. C’est en 1782 que Mozart découvre ces deux langages antinomiques, qui sont d’ailleurs l’un et l’autre peu compatibles avec la mélodicité à laquelle son travail de synthèse l’a fait parvenir. C’est donc à un nouveau travail de synthèse qu’il va s’adonner durant ses deux premières années viennoises (1782-1783), synthèse d’autant plus vaste et difficile qu’elle doit englober tout ce qu’il a précédemment acquis. Ces découvertes, il les a faites à point nommé : tôt, puisqu’il n’a que vingt-six ans ; tard, puisqu’il n’a plus que neuf ans à vivre...

Mozart-Bach   ! Conjonction historique impressionnante, d’autant plus qu’il fallait alors du courage, et presque de l’audace, pour remonter le cours du temps. En effet, Jean-Sébastien, mort en 1750, était, trente ans plus tard, non seulement méconnu, mais inconnu. Ses partitions étaient introuvables, et c’est par hasard qu’un diplomate mélomane, le baron van Swieten, rapporta de la cour de Prusse des copies manuscrites de quelques fugues du grand Cantor. Mozart prend feu, s’essaie à ce style périmé dont il est le seul alors à saisir la puissance. Et, en mai 1783, c’est la merveille, le chef-d’œuvre de sa musique religieuse : la Grande Messe en ut mineur (inachevée) K. 427. Pendant le même temps, il se concentre dans le travail ardu (comme il le déclare lui-même) de la composition thématique. Son coup d’essai est un coup de maître : en décembre 1782, le quatuor à cordes K. 387 inaugure la glorieuse série des six quatuors (les trois derniers seront terminés en 1784-1785) qu’en hommage à Haydn il lui dédiera. Celui-ci, les écoutant, dira à Leopold présent à l’exécution : « Je vous déclare devant Dieu, en honnête homme, que je tiens votre fils pour le plus grand compositeur que je connaisse » (février 1785).

Ces travaux de recherche, c’est dans le retrait du laboratoire scientifique que Mozart les mène ; aussi voyons-nous, à partir de 1782, ses compositions se scinder en deux : les œuvres de solitude, le plus souvent rétractées et même tragiques, et les œuvres destinées aux concerts où il évite de choquer et de brusquer le grand public. Non qu’il fasse des concessions pour conquérir une audience dont il a tant besoin ; au contraire, avec autant de sûreté de main que de prudence, il introduira peu à peu dans ses concertos et ses symphonies les découvertes audacieuses qu’il a faites dans la solitude. Cela lui coûtera d’ailleurs, à partir de 1786, la désaffection croissante du public viennois.

e résultat de cette complexe élaboration se voit dans l’explosion magnifique des six concertos pour piano de 1784, chefs-d’œuvre qui seront suivis de six autres jusqu’à la fin de 1786. Mais ce succès de 1784 est suivi d’une année sombre, la plus « romantique » de la vie du Maître (Concerto en ré mineur K. 466, les trois derniers quatuors à Haydn). Notons qu’en décembre 1784 Mozart est initié à la franc-maçonnerie, et que les idées qu’il brasse lui inspireront la dramatique Ode funèbre K. 477 (novembre 1785).

1786 : une année claire comme l’avait été celle de ses vingt ans, mais avec, maintenant, une aisance qui est le signe qu’il a réalisé la synthèse de tous ses langages. Le style thématique en arrive à s’épanouir dans la mélodicité, comme on peut le voir dans sa musique de chambre avec piano (les trios), dans les trois beaux concertos pour le piano K. 488, 491 et 503, et surtout dans Les Noces de Figaro . Mozart a trouvé le genre théâtral qui lui convient le mieux, l’opera buffa, où la richesse et l’intensité musicales vont de pair avec l’alacrité et la présence scéniques.

Nouvelle crise en 1787 : Mozart est gravement préoccupé par l’idée de la mort, surtout après le décès de son père. C’est l’année du Quintette en sol mineur K. 516 et du Don Giovanni, où se pose à cru le problème de la rupture de l’ardeur de vivre et de l’inanité des passions .

L’année 1788 est dominée par le massif symphonique aux trois cimes : la Mi bémol K. 543, la Sol mineur K. 550 et l’ultime : la Jupiter (K. 551, du 10 août), qui est le testament symphonique du Maître. Mais, le plus étonnant, c’est que Mozart fait voisiner avec ces pièces monumentales des œuvres légères, presque galantes, comme la Sonate « facile » (K. 545) et les derniers trios.

Les dernières œuvres (fin 1788-1791)

À partir de l’automne 1788, Mozart entre dans une période de retrait ; mais sa musique d’intimité (pour cordes ou piano solo) a le plus souvent un caractère de sérénité (Trio K. 563, Sonate pour piano K. 570). Au cours d’un voyage où il essaie d’obtenir la faveur du roi de Prusse, il fait un pèlerinage à la Thomasschule de Leipzig, rendant un suprême hommage à Bach. Son écriture se resserre encore (Sonate pour piano K. 575 et derniers quatuors) et s’épanouit dans la concentration poétique du Quintette avec clarinette K. 581. Tout cela aboutit à l’œuvre théâtrale la plus translucide de Mozart, le Così fan tutte, comédie-proverbe d’une profonde gravité sous son élégance frivole (Burgtheater, Vienne, 26 janvier 1790).

L’année 1790 est un véritable désert, aride et désespéré. Pourtant, en décembre, le magnifique Quintette à cordes en ré majeur K. 593 marque un redressement total. La poésie décantée de l’ultime année s’épanouit dans de vastes compositions (le dernier Concerto pour piano K. 595, le Concerto pour clarinette K. 622) et, d’une façon plus concentrée encore, dans les piécettes apparemment insignifiantes (lieds, adagio pour harmonica, cantiques maçonniques). Deux mois avant sa mort, le succès semble enfin se dessiner avec La Flûte enchantée, singspiel maçonnique où il récapitule pour la scène tous les langages de sa carrière. Mais, en même temps qu’il achève cette œuvre toute pénétrée de son aspiration à la lumière, il commence son Requiem. L’œuvre ne sera pas terminée : Mozart meurt le 6 décembre. Son corps sera enterré dans la fosse commune.

La musique mozartienne

Mozart n’a créé aucun langage. Sa vie durant, il ne laissa pas d’être à l’affût de tous les idiomes dont il pouvait prendre connaissance, et, quand il les adoptait, loin d’en rester au formalisme des procédés, il les recréait de l’intérieur. Mozart n’a été le maître d’aucun langage : il a été maître de tous ses langages, jusqu’à les parler comme autant de langues maternelles, et c’est là la vraie maîtrise.

Et pourtant, il leur imprime la marque « mozartienne » qui les dépouille de tout particularisme national ou culturel. On ne peut cependant pas, à son propos, parler d’originalité : il n’a pas marqué son œuvre du cachet de ce qu’on nomme la personnalité de l’artiste, ainsi que firent un Beethoven ou un Wagner. Il n’y a pas de style mozartien ; il n’y a pas, même dans ses opéras, de « monde », de climat mozartien. Et pourtant, sa musique a quelque chose d’unique, qui se décèle dès l’audition de quelques mesures, quelque chose d’insaisissable.

Et cela est constant en dépit de la versalité des ethos, lesquels changent, souvent, d’un moment à l’autre. Innombrables, en effet, sont les aspects opposites de cette œuvre protéiforme : légèreté badine et gravité pathétique, galanterie salonnière et romantisme farouche, distinction aristocratique et bonhomie (Gemütlichkeit), voire truculence populaire, tendresse alanguie ou rêveuse et âpreté, violence virant parfois à l’atroce. Musique si facile d’accès et en même temps si savante, avec des structures accessibles aux seuls connaisseurs. Faut-il privilégier tel ou tel de ces aspects pour y voir le vrai Mozart ? Et de quel droit ? Comme, longtemps, on avait insisté sur la grâce et la légèreté, on a, par réaction, souligné les aspects graves et tragiques. Mais, à suivre la ligne d’évolution de sa création musicale, on voit combien il est simpliste de dire qu’il ait tendu de la galanterie de cour à la « grande » musique : les œuvres de la dernière année récapitulent tous ses styles et rejoignent – question de métier mise à part – celles de l’enfance. Une chose, par contre, est patente : c’est que le marasme n’est pas un état où il se soit complu, et qu’il a eu horreur de toute confidence ostentatoire. Les moments les plus hauts de son œuvre sont ceux où, dans une totale solitude, il cherche une issue de sérénité. Et – chose stupéfiante – cela arrive en plein concerto, en plein opéra.

Ce qui fait la profondeur de sa musique, disions-nous, c’est la pensée. Mais, entendons-nous bien : il n’avait aucun goût pour le maniement d’idées abstraites ; sa correspondance serait fort décevante pour qui y chercherait des spéculations de philosophie, de politique, voire d’esthétique. C’est en musique qu’il pensait et qu’il parlait, et cela lui était possible en vertu, précisément, de sa maîtrise technique : rien ne s’interposait entre l’idée et la vibration ordonnée du tissu musical.

Or, les problèmes qui, très tôt, l’ont préoccupé sont ceux de la mort, de la survie, du sens de la vie : les seuls passages de ses lettres où il fait part de ses réflexions profondes touchent à cela, et dès que, dans un texte à mettre en musique, apparaît le mot de « mort », le ton s’aggrave immédiatement. « Toujours entre l’angoisse et la joie », écrit-il à son propre sujet. Mais comment venir à bout de cette dualité, source d’une continuelle instabilité, d’un continuel déséquilibre ? Par un sursaut héroïque, de type romantique, où l’on s’enivre de puissance en créant un monde fictif d’évasion ? Non ! Chez Mozart, c’est tout le contraire : c’est dans un langage clair, simple, aussi proche que possible (avec un métier consommé) du naturel qu’il cherche une issue. Sa musique n’emporte pas l’auditeur roulé passivement dans un flot d’harmonies ; elle requiert de lui lucidité et présence. Mais encore, pour dire quoi ? L’art n’est pas un but.

Mozart fut séduit, sans doute pour fortifier la foi de son enfance, par le symbolisme maçonnique de la dualité de l’Ombre et de la Lumière. Mais ce symbolisme, qui se manifeste surtout à partir de 1784, il l’a maintes fois rompu, parce qu’il ne pouvait pas s’en satisfaire. Le triomphe idéologique de la Lumière sur l’Ombre, qu’est-ce d’autre, après tout, que l’option qu’il a refusée, à savoir l’évasion dans un monde fictif, le renoncement, et donc l’incomplétude ? Il semble avoir pressenti que la Lumière, la sérénité à quoi nous aspirons, ne saurait être une entité, un pôle, un au-delà. Et c’est sans doute à ce pressentiment, à cette impression de vide que tient ce qui distingue sa musique de toutes celles qui revêtent une apparence de plénitude. « Je ne peux pas bien t’expliquer mon impression, écrit-il quatre mois avant sa mort (7 juillet 1791), c’est une espèce de vide qui me fait très mal, une certaine aspiration qui, n’étant jamais satisfaite, ne cesse jamais, dure toujours et croît de jour en jour. Même mon travail ne me charme plus. »

La Flûte enchantée est terminée le 30 septembre ; il lui reste à écrire son Requiem, dont il sent qu’il le compose pour lui-même. Une panique eschatologique emporte tout et disloque ce qui était fondé sur l’espérance. Ce ne sont ni l’insuccès, ni la misère, ni la maladie qui ont miné Mozart : cette déroute est de l’ordre du désarroi intellectuel.

Si cette musique touche si directement et si intensément, c’est qu’elle exprime un appel fondamental qui dépasse de loin le cas de Mozart lui-même, et qui vient du plus profond de nous tous. Nul musicien n’a accusé, avec autant de sincérité et d’intégrité, le fiasco final de toute idéologie devant la seule question qui importe et qui, à l’heure de la mort, est inéluctable : qu’en est-il de nous-mêmes ?


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